Ragnar Lodbrok se tient à la frontière trouble où la mémoire humaine ne sait plus distinguer l’homme du symbole. Les sagas scandinaves, les chroniques médiévales et les fictions modernes ont superposé leurs couches jusqu’à créer une figure plus résistante que la pierre et plus souple que le récit historique. Chef de guerre, roi viking, père de conquérants, héros condamné, il concentre en un seul nom les peurs et les rêves de l’ère viking. Sous ce masque, plusieurs hommes se pressent, plusieurs époques se reflètent, et une même obsession persiste : donner un visage à la puissance venue du Nord qui a bousculé l’Europe chrétienne.
Les textes du Moyen Âge parlent de Reginherus, de Ragnall, de chefs scandinaves qui attaquent Paris, la Northumbrie ou les côtes franques. Les sagas, rédigées plus tard en Islande, chantent Ragnar aux « braies velues », ses épouses, ses fils et sa mort dans une fosse de serpents. Les écrans du XXIᵉ siècle, à leur tour, transforment ce guerrier en héros de série, archétype du rebelle visionnaire et tourmenté. Entre ces couches, une question demeure : qu’essaie-t-on vraiment de retenir, en continuant de raconter Ragnar, encore et encore ?
En bref
- Ragnar Lodbrok est une figure hybride, née du croisement entre chroniques médiévales, sagas islandaises et mythologie nordique.
- Les sources comme la Gesta Danorum, la Chronique anglo-saxonne et les Annales de Saint-Bertin nourrissent un portrait fragmentaire mais puissant d’un chef viking redouté.
- Le siège de Paris en 845 et les raids en Angleterre, notamment en Northumbrie, cristallisent la terreur que les Vikings inspiraient aux royaumes chrétiens.
- Ses fils légendaires – Ivar le Désossé, Bjorn Côtes-de-Fer, Sigurd Œil-de-Serpent – prolongent et amplifient le mythe à travers la Grande Armée païenne.
- La culture contemporaine, de la série Vikings aux jeux vidéo, recycle Ragnar comme archétype du chef rebelle et du conquérant visionnaire.
- Derrière ce héros, se lit une interrogation constante sur le pouvoir, la violence, la vengeance et la mémoire collective.
Ragnar Lodbrok, entre mythe viking et héros historique
Le nom de Ragnar Lodbrok n’apparaît pas d’un seul bloc dans les archives du passé. Il se recompose à partir de morceaux épars : un chef nommé Reginherus dans les Annales de Saint-Bertin, un certain Ragnall dans la Chronique anglo-saxonne, puis une figure héroïque dans les sagas islandaises. Chaque texte retient une facette, chaque époque lui prête un rôle. Le résultat n’est pas un mensonge, mais une condensation : plusieurs vies de guerriers se cristallisent dans une seule légende.
Les sagas nordiques, rédigées à distance des événements, présentent Ragnar comme fils de Sigurd Hring, roi légendaire. Cette ascendance n’est pas innocente. Elle ancre le personnage dans une lignée de souverains prestigieux et garantit une continuité symbolique entre les chefs du passé et ceux que les Islandais devaient encore honorer par la mémoire. Un chef n’est jamais seul : il porte sur ses épaules les exploits supposés de tous ceux que la tradition rassemble derrière lui.
Dans la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus, chroniqueur danois du XIIᵉ siècle, Ragnar apparaît sous le nom de « Regnerus Lothbrog ». L’auteur tente de composer une histoire du Danemark, mais il le fait avec les outils de son temps : récits oraux, traditions, chants héroïques. La méthode n’est pas celle de l’historien moderne. Elle consiste à organiser le chaos des souvenirs en une suite de règnes et de batailles. Ragnar y prend la place de pivot, figure commode pour expliquer l’expansion scandinave.
Les sources latines et vernaculaires laissent deviner un chef viking réel, actif au IXᵉ siècle, impliqué dans les raids contre les royaumes francs et anglo-saxons. Les noms varient, les dates se décalent, mais le noyau reste : un seigneur du Nord, suffisamment redouté pour marquer les annales ecclésiastiques. Dans ces textes, il n’est pas encore le héros romantique que connaissent les écrans modernes ; il est un problème militaire, une punition envoyée par Dieu, une force venue par la mer.
Cette incertitude sur son existence exacte ne diminue pas sa portée. Au contraire, elle la renforce. Ragnar devient le masque collectif de plusieurs chefs qui partageaient la même fonction : incarner la menace viking. La question « a-t-il vraiment existé ? » en cache une autre, plus essentielle : pourquoi l’Occident médiéval a-t-il eu besoin de concentrer ses peurs maritimes sur un nom unique ? La réponse se trouve dans ce que Ragnar représente : la rupture de l’ordre, la preuve que les frontières ne protègent pas.
Dans cette première approche, Ragnar n’est pas encore un personnage de fiction, mais déjà plus qu’un simple guerrier. Il devient une figure-limite, à mi-chemin entre l’homme et le mythe, exactement là où s’inscrit toute mémoire collective lorsqu’elle veut expliquer un choc historique qui la dépasse.

Origines, famille et symboles autour de Ragnar Lodbrok
Les récits scandinaves entourent Ragnar d’une constellation familiale qui n’a rien d’innocent. Chaque parent, chaque enfant, chaque épouse porte une fonction symbolique. Lagertha, guerrière au bouclier, donne au mythe viking un visage féminin martial, preuve que la violence et la bravoure ne sont pas réservées aux hommes dans l’imaginaire nordique. Aslaug, parfois appelée Kráka, descendante de Brunehilde et de Sigurð Meurtrier de Fáfnir, relie Ragnar à un réseau plus vaste de légendes germano-scandinaves, comme si plusieurs mythes voulaient converger dans sa lignée.
Les sagas dressent des généalogies détaillées de ses fils : Ivar le Désossé, Bjorn Côtes-de-Fer, Sigurd Œil-de-Serpent, Hvitserk, Ubbe et d’autres encore. Ces descendants ne sont pas seulement des personnages. Ils sont des vecteurs d’expansion du mythe. En leur attribuant les grands raids du IXᵉ siècle, les auteurs donnent à Ragnar une postérité militaire qui envahit l’Angleterre, la Francie et même parfois les terres plus au sud. C’est la famille comme arme de conquête symbolique.
Les divergences entre la Gesta Danorum et les sagas islandaises sur le nombre d’épouses ou la liste exacte des enfants montrent un mécanisme constant : adapter la généalogie en fonction du message à transmettre. Un récit qui veut souligner la bravoure féminine mettra en avant Lagertha. Un autre, qui cherche à relier Ragnar aux héros du cycle de Sigurd, insistera sur Aslaug. Les variations ne sont pas des erreurs ; elles sont des ajustements de sens.
Dans cette mosaïque, un simple détail comme le surnom « Lodbrok » prend tout son poids. Traduit par « braies velues » ou « culottes poilues », il renvoie à un épisode où Ragnar aurait revêtu un pantalon de fourrure imbibé de goudron pour se protéger de serpents. L’image est forte. Elle associe le héros à la ruse, à la préparation et à la capacité de traverser le danger reptilien, symbole fréquent du chaos ou de la mort. Un vêtement devient un talisman narratif, un résumé de sa façon d’affronter le monde.
Ainsi structurée, la famille de Ragnar n’est pas une simple liste de noms. Elle est une architecture symbolique qui tisse des ponts entre les différents cycles mythiques du Nord et les réalités politiques de l’ère viking. Derrière cette trame, se dessine une idée simple : pour survivre dans la mémoire, un chef doit devenir le centre d’une toile de récits, où chaque fil – épouses, fils, alliés, ennemis – renvoie à une peur, un désir ou une leçon collective.
Ragnar Lodbrok et les grandes incursions vikings en Europe
Les exploits attribués à Ragnar condensent la violence d’un siècle entier de raids scandinaves. Les annales franques et anglo-saxonnes n’étaient pas écrites pour glorifier les Vikings, mais pour consigner des catastrophes. C’est précisément pour cela qu’elles ont valeur de marqueurs : lorsque un moine juge nécessaire de noter un événement, c’est que la blessure laissée par le raid est profonde. Ragnar se trouve au cœur de plusieurs de ces blessures.
Le siège de Paris en 845 est l’un des épisodes les plus souvent reliés à son nom. Les Annales de Saint-Bertin relatent l’attaque d’une flotte venue du Nord, forte d’environ 120 navires et de milliers de guerriers. Le chef, identifié dans certaines interprétations comme Ragnar, profite de la fragilité de l’empire carolingien, déchiré après la mort de Charlemagne. Paris est moins un objectif géographique qu’un symbole : toucher la capitale, c’est démontrer que le pouvoir franc n’est plus invulnérable.
Le récit décrit une stratégie faite de brutalité et de calcul. Des prisonniers sont pendus à portée de vue de l’armée franque de Charles le Chauve, pour briser le moral avant même l’affrontement. La ville est pillée durant les fêtes religieuses, moment où les défenseurs se concentrent dans les sanctuaires. À la fin, un tribut massif – un danegeld – est exigé pour obtenir le départ des assaillants. L’or devient l’aveu d’impuissance du pouvoir chrétien, et la mer se transforme en voie royale de la prédation.
Les côtes anglaises connaissent le même type de choc. Lindisfarne, monastère emblématique, tombe sous les coups des Vikings à la fin du VIIIᵉ siècle. Plus tard, des raids répétés frappent la Northumbrie, l’Est-Anglie et d’autres royaumes. Ragnar est parfois placé au centre de ces attaques, notamment l’assaut contre Lindisfarne ou d’autres sites religieux. Que ce soit historiquement exact ou non importe moins que la logique du récit : unir derrière une même figure tous les assauts qui ont ébranlé l’architecture chrétienne de ces royaumes.
Ces entreprises rappellent aux sociétés d’aujourd’hui une leçon simple : aucune frontière n’est définitive, aucun centre n’est sûr. Là où les dirigeants se croient protégés par des fleuves ou des mers, le mythe de Ragnar rappelle qu’un bateau, un stratège et un moment de faiblesse suffisent à renverser l’équilibre. Les Vikings ne se voyaient pas comme des barbares errants, mais comme des entrepreneurs de risques, combinant navigation, renseignement et terreur psychologique.
Au-delà des rives de la Seine ou des côtes anglaises, certains récits prêtent à Ragnar des expéditions vers la Méditerranée, les pays baltes ou les terres slaves. Même si ces attributions se confondent avec celles d’autres chefs, elles prolongent la même idée : un pouvoir capable de transformer toute ligne d’horizon en cible potentielle. Ragnar devient ainsi moins un individu qu’un principe d’expansion, la traduction humaine de l’impulsion viking à franchir chaque limite connue.
Le siège de Paris et les raids en Northumbrie : étude de cas
Pour mesurer la portée de la figure de Ragnar, il suffit d’examiner deux scènes emblématiques : Paris en 845, la Northumbrie quelques années plus tard. Dans les deux cas, les royaumes concernés se croyaient relativement à l’abri. Les Francs disposaient encore du prestige carolingien. Les Anglo-Saxons comptaient sur leur maillage de royaumes et d’abbayes pour structurer leur territoire. Les navires de Ragnar, réels ou symboliques, viennent tester ces certitudes et les briser.
À Paris, la méthode est claire. La flotte remonte la Seine, contourne les défenses, frappe là où la ville est vulnérable. La date choisie, autour de Pâques, n’est pas neutre : elle garantit un maximum d’effet psychologique. Ce n’est pas seulement une prise de butin, c’est une humiliation publique du roi Charles le Chauve, réduit à négocier et à payer. L’or, ici, devient langage : il dit que le pouvoir spirituel et temporel a échoué à protéger son peuple.
En Northumbrie, une autre logique à l’œuvre apparaît. Les monastères comme Lindisfarne ou d’autres centres religieux sont à la fois riches et faiblement défendus. Ils concentrent les manuscrits, les reliques, les métaux précieux, mais reposent sur l’idée que le sacré protège. Les raids vikings, associés à Ragnar et à ses fils, prouvent l’inverse. Le sacré ne protège pas, il attire la convoitise. La peur change de nature : ce ne sont plus seulement des soldats ennemis que l’on redoute, mais des marins capables d’apparaître à tout moment sur l’horizon.
Ces deux scènes, souvent citées dans les reconstitutions historiques, fonctionnent comme des matrices mentales. Encore aujourd’hui, lorsqu’un jeu vidéo, un roman ou une série montre Ragnar, il suffit de mentionner Paris ou la Northumbrie pour que le spectateur comprenne le message : voici celui qui renverse l’ordre établi. Derrière le détail des batailles, la fonction du personnage reste identique : rappeler que tout empire porte en lui la possibilité de son propre siège.
| Événement clé | Lieu | Source principale | Rôle attribué à Ragnar Lodbrok |
|---|---|---|---|
| Siège de Paris (845) | Paris, royaume franc | Annales de Saint-Bertin | Chef de la flotte viking, négociateur du danegeld |
| Raids en Northumbrie | Côtes du nord de l’Angleterre | Chronique anglo-saxonne, sagas norroises | Chef ou figure synthèse des assauts vikings |
| Grande Armée païenne (865) | Angleterre anglo-saxonne | Chronique anglo-saxonne | Père symbolique des leaders Ivar et Bjorn |
| Consolidation en Scandinavie | Danemark, Suède, régions baltes | Gesta Danorum, sagas islandaises | Roi ou seigneur unificateur, modèle de pouvoir |
En lisant ces événements à travers le prisme de Ragnar, l’époque actuelle peut mesurer à quel point une figure légendaire sert de raccourci pour comprendre des transformations complexes : le recul carolingien, la fragilisation des royaumes anglo-saxons, la montée en puissance scandinave. Le Viking devenu légende agit ici comme un fil conducteur permettant de saisir en un nom ce que plusieurs décennies d’histoire ont produit.
Mythe, symboles et vengeance : la mort de Ragnar et la Grande Armée païenne
Les sagas ne s’arrêtent pas aux victoires. Pour faire d’un chef un emblème, il faut aussi orchestrer sa chute. La mort de Ragnar Lodbrok dans la fosse aux serpents, sous l’autorité du roi Ælla de Northumbrie, répond à cette exigence. Un héros qui ne meurt pas de manière exemplaire ne devient pas légende, il reste simple conquérant parmi d’autres. Ici, la mise à mort est un théâtre où chaque élément porte un sens.
Le serpent, figure récurrente des mythologies, symbolise le poison, la trahison, la frontière entre la vie et la mort. Jeter Ragnar dans une fosse grouillante, c’est vouloir le faire disparaître dans un chaos venimeux, l’opposé de l’ordre guerrier qu’il incarnait. Pourtant, le récit inverse la logique : le supplicié récite le Krakumál, poème de bravoure où il célèbre ses exploits passés et affirme qu’il rejoindra les dieux sans trembler. La victime impose ainsi le sens du moment. Ælla croit punir un ennemi ; le mythe en fait le spectateur impuissant d’une apothéose.
La mort de Ragnar appelle la réponse de ses fils. Les récits racontent la formation de la Grande Armée païenne en 865, coalition de chefs scandinaves menée notamment par Ivar le Désossé et Bjorn Côtes-de-Fer. L’objectif n’est pas seulement la conquête de terres, mais la vengeance. La Northumbrie est frappée, Ælla capturé puis exécuté. L’épisode le plus célèbre, même s’il reste débattu par les historiens, est le supplice de l’aigle de sang, où le dos du roi serait ouvert pour dessiner les ailes d’un oiseau avec ses côtes.
Que ce supplice ait eu lieu ou non importe moins que sa fonction. Il renverse le précédent. Là où Ragnar était jeté aux serpents, Ælla est livré à un rituel où le corps devient message. La violence dépasse le simple châtiment ; elle devient écriture sur chair humaine, proclamation que la trahison se paie au-delà de la mort. Pour les sociétés modernes, habituées à dissimuler la brutalité, cette scène agit comme un miroir cru des logiques de vengeance collective qui n’ont, en réalité, jamais disparu.
Autour de ces épisodes, une liste de personnages se détache, chacun portant une part de la fonction vengeresse.
- Ivar le Désossé : stratège redouté, souvent présenté comme fragile physiquement mais implacable, symbole du pouvoir fondé sur l’intelligence et la cruauté froide.
- Bjorn Côtes-de-Fer : guerrier invulnérable, figure de la force brute maîtrisée, destiné à prolonger la présence scandinave bien au-delà du règne paternel.
- Sigurd Œil-de-Serpent et Ubbe : pièces supplémentaires dans le dispositif, garants que la vengeance n’est pas le fait d’un seul fils, mais d’une fratrie entière.
Ces fils incarnent les réponses possibles à la mort du père : la ruse, la force, la persévérance. Le mythe montre ainsi comment une génération transforme la défaite fondatrice en programme de conquête. La Grande Armée païenne n’est plus seulement une coalition militaire ; elle devient le bras armé de la mémoire.
À ce stade, Ragnar s’est déjà déplacé. Il n’est plus seulement l’assaillant des royaumes chrétiens, mais le mort autour duquel s’organise une nouvelle ère de domination scandinave. Sa dépouille réelle ou symbolique nourrit un récit où chaque bataille future sera désormais l’ombre portée de sa disparition. En cela, il incarne un schéma récurrent : une injustice fondatrice utilisée pour justifier un cycle prolongé de violence, mécanisme que les sociétés contemporaines rejouent encore sous d’autres noms et d’autres drapeaux.
Entre histoire et légende : la frontière brouillée
Les spécialistes de l’ère viking, comme Neil Price ou Shane McLeod, le rappellent : les sagas s’appuient sur une base réelle, mais elles la réécrivent en fonction des besoins identitaires de ceux qui les composent. La mort de Ragnar et la vengeance de ses fils condensent probablement plusieurs épisodes, plusieurs chefs, plusieurs vengeances. Le mythe agit comme une presse : il compresse des décennies d’événements en une séquence cohérente et dramatique.
Pour un lecteur du XXIᵉ siècle, habitué à exiger des preuves, la tentation est forte de séparer brutalement le « vrai » du « faux ». Ce réflexe manque l’essentiel. Le mythe de Ragnar montre surtout ce que les sociétés nordiques voulaient retenir d’elles-mêmes : une image d’implacabilité, de fidélité aux liens du sang, d’acceptation du destin même au cœur de la souffrance. En ce sens, la fosse aux serpents et l’aigle de sang ne sont pas des curiosités sanglantes, mais des miroirs – déformants, certes – de valeurs collectives.
La vraie question n’est pas de savoir si chaque détail a eu lieu, mais pourquoi ces détails ont été choisis, répétés, magnifiés. Lorsqu’un récit traverse les siècles et ressurgit encore dans les œuvres modernes, c’est qu’il touche un nerf à vif. Ici, ce nerf est la peur de la mort injuste et le désir tout aussi puissant de la venger. Ragnar, même enseveli sous les serpents et les générations, continue de porter ce fardeau symbolique.
L’ombre de Ragnar Lodbrok dans la culture contemporaine
La figure de Ragnar n’est pas restée confinée aux parchemins. À partir du XXᵉ siècle, puis de manière massive au XXIᵉ, elle envahit la culture populaire. Chaque médium s’en empare pour répondre à ses propres obsessions. Le cinéma cherche le spectaculaire, la littérature l’introspection, le jeu vidéo l’interactivité, les séries le feuilleton psychologique. Pourtant, derrière ces variations, une constante demeure : Ragnar incarne le chef en rupture avec l’ordre, mais prisonnier de forces plus grandes que lui.
Au cinéma, le film Les Vikings de 1958 donne une première image marquante de ce type de personnage, incarné par Ernest Borgnine. Les codes de l’époque façonnent un Ragnar brutal, proche du barbare romantisé, où la nuance psychologique reste limitée. À ce stade, l’intérêt est surtout visuel : casques, drakkars, paysages nordiques servent de décor à une opposition simple entre civilisation et sauvagerie.
La série Vikings, lancée en 2013, change d’échelle. En faisant de Ragnar, interprété par Travis Fimmel, le protagoniste central, elle mélange les épisodes des sagas avec les exigences de la narration moderne. Le personnage devient un fermier ambitieux, inventeur de nouvelles routes vers l’ouest, tiraillé entre sa foi païenne et une curiosité pour le christianisme. Les scénaristes utilisent l’histoire comme matière brute pour construire un arc dramatique : ascension, règne, trahisons, chute.
Le succès de cette série tient aussi à son apparente volonté de s’ancrer dans des recherches récentes. Des experts comme Neil Price ou Shane McLeod ont été consultés pour les décors, les équipements, les rituels. Bien sûr, la fidélité n’est pas totale ; elle n’a pas besoin de l’être. L’important, pour le public, est de sentir que le monde représenté pourrait avoir existé. Ragnar devient une porte d’entrée vers l’ère viking, un prétexte pour que musées, documentaires et ouvrages de vulgarisation remettent cette période en circulation.
La littérature et la musique suivent le mouvement. Des romans font intervenir Ragnar comme personnage secondaire ou figure réincarnée, rappelant que le mythe peut voyager dans le temps sans perdre sa charge symbolique. Des groupes de rock progressif comme Saga de Ragnar Lodbrock utilisent son nom pour structurer des albums-concepts, preuve que son histoire sert de squelette narratif même dans des formes artistiques non verbales.
Les jeux vidéo, de leur côté, transforment Ragnar en avatar jouable ou en référence. Dans des titres comme Civilization, For Honor ou des univers inspirés de la mythologie nordique, son nom sert d’étiquette à un style de jeu agressif, explorateur, expansionniste. Dans Assassin’s Creed Valhalla ou d’autres œuvres similaires, il apparaît comme ancêtre, modèle ou rival. Le joueur manipule ainsi, souvent sans en avoir conscience, un symbole condensé de la conquête viking.
Ragnar Lodbrok comme miroir des peurs modernes
Pourquoi ce retour massif d’un chef viking dans une époque dominée par les technologies, les réseaux et les conflits d’un autre type ? La réponse n’est pas dans la nostalgie d’un passé idéalisé. Elle se trouve dans les tensions mêmes de la modernité. Ragnar, tel qu’il est réinventé, pose toujours les mêmes questions : jusqu’où aller pour agrandir son pouvoir ? Que reste-t-il d’un homme lorsque sa légende le dépasse ? Comment négocier entre traditions anciennes et mondes nouveaux ?
Dans les séries, Ragnar est souvent présenté comme un innovateur : il refuse de se contenter des côtes connues, veut naviguer plus loin, attaquer d’autres royaumes. Ce trait résonne avec l’obsession actuelle pour l’innovation permanente, la conquête de nouveaux marchés, de nouveaux territoires numériques. Les spectateurs reconnaissent derrière le chef viking une version dépouillée des chefs d’entreprise contemporains, prêts à prendre tous les risques pour devancer leurs rivaux.
En même temps, la violence qui l’entoure agit comme un rappel brutal. Ce qui, aujourd’hui, se joue sur des écrans ou des comptes bancaires, se jouait autrefois sur des champs de bataille et dans des monastères en flammes. Le mythe de Ragnar permet ainsi de mesurer ce qui a changé – les formes – et ce qui perdure – les logiques de domination, de vengeance, d’expansion. En cela, il n’est pas un héros à imiter, mais un miroir sans complaisance tendu à une époque qui aime se croire plus civilisée qu’elle ne l’est.
Ragnar Lodbrok a-t-il réellement existé ?
La figure de Ragnar Lodbrok semble résulter de la fusion de plusieurs chefs vikings actifs au IXᵉ siècle. Des noms comme Reginherus ou Ragnall apparaissent dans les Annales de Saint-Bertin et la Chronique anglo-saxonne, associés à des raids majeurs. Les sagas islandaises ont ensuite rassemblé ces souvenirs en un personnage unique, plus cohérent et plus spectaculaire. Il est donc probable qu’un ou plusieurs seigneurs historiques aient servi de base, mais la version connue aujourd’hui est largement mythifiée.
Ragnar est-il vraiment responsable du siège de Paris en 845 ?
Les Annales de Saint-Bertin mentionnent une attaque viking contre Paris en 845 menée par un chef nommé Reginherus. De nombreux historiens l’identifient, par tradition, à Ragnar Lodbrok, même si la preuve directe manque. Quoi qu’il en soit, ce siège est devenu un épisode central de sa légende, car il illustre parfaitement la capacité des Vikings à frapper le cœur de l’empire franc et à extorquer un tribut considérable.
La mort de Ragnar dans une fosse de serpents est-elle un fait historique ?
La mise à mort de Ragnar dans une fosse de serpents par le roi Ælla de Northumbrie est racontée dans les sagas, notamment dans le Dit des fils de Ragnar. Aucun document contemporain des événements ne confirme ce détail. Il s’agit très probablement d’une construction mythique, choisie pour sa force symbolique : le héros affrontant une mort atroce sans renier sa bravoure, et appelant par sa fin même la vengeance de ses fils.
Qui étaient les fils les plus célèbres de Ragnar Lodbrok ?
Les traditions nordiques attribuent à Ragnar plusieurs fils devenus eux-mêmes des figures majeures : Ivar le Désossé, Bjorn Côtes-de-Fer, Sigurd Œil-de-Serpent, Hvitserk et Ubbe, entre autres. La Chronique anglo-saxonne et d’autres sources mentionnent effectivement des chefs portant des noms proches, notamment à la tête de la Grande Armée païenne en Angleterre. Là encore, l’histoire et le mythe se croisent : certains de ces personnages ont existé, mais leur lien de parenté avec Ragnar sert surtout la cohérence du récit.
La série Vikings est-elle fidèle à la réalité historique de Ragnar ?
La série Vikings s’inspire de plusieurs sources médiévales pour construire son Ragnar, mais elle prend de nombreuses libertés avec les dates, les liens familiaux et les événements. Elle condense plusieurs décennies en un seul arc narratif et mélange des épisodes attribués à différents chefs vikings. Son intérêt principal n’est pas la reconstitution exacte, mais la mise en scène de thèmes centraux de l’ère viking : exploration, violence, rivalités de pouvoir et choc entre croyances païennes et chrétiennes.


