Les pouvoirs humains ont toujours craint les livres plus que les épées. Une arme blesse un corps ; un texte sacré oublié, retrouvé, puis proclamé, peut renverser des empires, contester des dieux, fissurer des vérités installées depuis des siècles. Lorsque l’imprimerie met fin au monopole des clercs sur l’écrit, une question silencieuse traverse l’Europe : qui a le droit de dire le vrai au nom du divin ? La réponse prend la forme d’une réaction brutale : listes noires, autodafés, bibliothèques cachées, catalogues de livres interdits. Dans ces catalogues, on trouve non seulement des hérésies bruyantes, mais aussi des doutes raisonnés, des romans, des dictionnaires, des Bibles traduites dans la langue du peuple. Les livres interdits des dieux ne sont pas seulement des textes religieux bannis ; ce sont toutes ces pages où l’on a tenté de dialoguer directement avec le sacré, sans intermédiaire autorisé.
Derrière chaque texte condamné, il y a une peur précise. Peur que la foi ne se fragmente en interprétations rivales. Peur que l’ordre social ne s’effrite si l’on admet que la Terre tourne autour du Soleil ou que la morale ne descend pas toute armée du ciel. Peur, enfin, que des mortels, en lisant la parole supposée divine dans leur langue, se découvrent plus libres que prévu. Des universités médiévales à la congrégation romaine de l’Index, des bibliothèques paroissiales au Québec jusqu’aux débats contemporains sur la “dangerosité” de certains écrits, la même dynamique se répète : contrôler l’accès au sacré pour conserver le pouvoir sur les âmes. Comprendre ces livres bannis, c’est comprendre ce qu’on a voulu retirer de la mémoire collective – et ce que, malgré tout, la mémoire a conservé.
En bref :
- Les livres interdits des dieux regroupent Bibles traduites, traités théologiques, œuvres philosophiques et romans jugés dangereux pour la foi ou l’ordre.
- L’Index librorum prohibitorum, né après le concile de Trente, systématise pendant quatre siècles la censure de milliers d’ouvrages.
- Des savants comme Copernic, des penseurs comme Descartes ou Rousseau, des romanciers comme Balzac ou Flaubert sont, à divers moments, considérés comme des menaces quasi sacrées.
- La Bible elle-même, dans ses traductions en langues vernaculaires, devient le texte le plus surveillé et le plus interdit par l’institution.
- Jusqu’en 1966, l’Index façonne la circulation du savoir, poussant auteurs et lecteurs vers l’autocensure, les bibliothèques cachées et les “Enfers” des livres.
- Aujourd’hui, la censure religieuse a laissé place à d’autres formes de contrôle symbolique, mais la logique reste la même : mettre à l’index ce qui fissure les mythes dominants.
Les livres interdits des dieux : quand le sacré devient dangereux pour le pouvoir
Un livre ne devient pas “interdit” parce qu’il parle des dieux, mais parce qu’il prétend parler à leur place, les corriger ou les interpréter sans permission. Dans l’histoire occidentale, les textes sacrés bannis ou suspectés se concentrent autour d’un même enjeu : qui a le droit d’accéder aux sources du sens ? Cette tension éclate dès que l’écrit sort des mains des clercs pour passer dans celles des laïcs, des imprimeurs, des traducteurs, des lecteurs ordinaires.
La censure systématique des textes religieux commence à prendre forme au XVIe siècle, lorsque la Réforme protestante s’appuie sur l’imprimerie pour diffuser ses thèses. Les universités de Paris ou de Louvain, les inquisitions de Venise, du Portugal, de l’Espagne dressent leurs premières listes d’ouvrages à proscrire. Ces catalogues ne sont pas encore l’Index romain, mais ils en sont le prélude : des inventaires de ce que les hommes de pouvoir estiment être des paroles trop libres sur Dieu, la Bible, les sacrements, l’Église.
Le cœur du conflit se voit dans le traitement de la Bible. Les autorités craignent moins l’Ancien ou le Nouveau Testament en latin, jalousement encadrés, que leurs traductions dans les langues parlées. Mettre les Écritures à la portée de tous, c’est ouvrir la voie à des lectures personnelles, à des discussions dans les foyers, à des prédications dissidentes. Pendant près de deux siècles, la méfiance envers les “Bibles vulgaires” est telle que, dans l’imaginaire collectif catholique, la simple idée de lire la parole divine dans sa langue devient presque synonyme d’hérésie.
Dans ce contexte, chaque traduction non autorisée, chaque commentaire biblique qui s’écarte de la ligne officielle, chaque étude critique des textes sacrés prend des allures de livre interdit des dieux. Des figures comme Luther ou Calvin, en proposant leur lecture directe des Écritures, ne sont pas seulement perçues comme des opposants politiques ; elles apparaissent comme des usurpateurs de la fonction sacrée d’interpréter. Leurs œuvres sont placées en bloc dans les catalogues de censure, parfois avec la mention opera omnia, signifiant que l’ensemble de leur production est frappé d’interdiction.
Les livres mystiques, les traités ésotériques, les commentaires non conformes connaissent le même sort. Certains cherchent à dévoiler des sens cachés de la Révélation, d’autres tendent un pont entre cosmologie, magie et théologie. Tous ont en commun de ne pas reconnaître de limite claire entre raison, intuition et inspiration. Pour les institutions, cette frontière floue est un danger : si chacun peut dire “Dieu me l’a révélé”, il ne reste plus de monopole sur le discours sacré.
À mesure que se développent les sciences historiques et philologiques, un nouveau type de livre sacré devient suspect : l’ouvrage qui traite les textes saints comme des documents, pas comme des absolus. Vers la fin du XIXe siècle, des théologiens catholiques, comme Alfred Loisy, osent soumettre les Évangiles à une lecture critique, replacer les paroles du Christ dans leur contexte historique, discuter des strates de rédaction. Leurs livres sont mis à l’index, leur démarche assimilée à une nouvelle hérésie moderniste.
Dans tous ces cas, le pouvoir ne défend pas seulement une doctrine ; il défend un certain rapport au sacré. Les livres qui rapprochent trop les hommes de la source du sens, qui donnent au lecteur la capacité de juger par lui-même ce qui est divin ou non, deviennent des objets à effacer. Le geste est toujours le même : empêcher la rencontre directe entre le mortel et la parole qu’il croit venir des dieux, pour imposer un filtre unique, contrôlé.
La formule moderne “mettre à l’index” conserve cet héritage. Derrière ces mots apparemment neutres se trouve une opération symbolique lourde : déclarer qu’un texte ne doit plus faire partie du langage commun, l’expulser de la mémoire collective officielle. Les livres interdits des dieux ne disparaissent pas tous physiquement ; ils sont exilés dans l’ombre, réservés à quelques initiés, ou simplement entourés d’une telle suspicion qu’ils deviennent inaccessibles à la plupart.
Ceux qui, aujourd’hui, s’étonnent de voir des romans ou des essais contemporains accusés de “blasphème” ou de “sacrilège” rejouent sans le savoir cette vieille scène. Une société révèle ce qu’elle vénère en montrant ce qu’elle refuse qu’on questionne. Le traitement réservé aux textes sacrés bannis n’est qu’un miroir de cette vérité : l’objet le plus prohibé désigne toujours le centre réel du pouvoir.

L’Index des livres interdits : machine à effacer les textes sacrés dérangeants
Lorsque le concile de Trente se clôt au XVIe siècle, l’Église romaine n’entend plus laisser circuler librement les écrits qui contestent sa version du divin. Elle transforme des pratiques éparses de censure en un dispositif centralisé : l’Index librorum prohibitorum. Ce catalogue se veut la liste officielle de tout ce qu’un fidèle ne doit pas lire, sous peine de mettre en péril sa foi et ses mœurs. Il ne s’agit plus seulement d’interdire un livre ici ou là ; il s’agit de construire une frontière, clairement tracée, entre les textes admis et les textes bannis.
Le premier Index romain paraît en 1559 sous Paul IV. Il classe les interdictions en trois catégories : les auteurs jugés hérétiques dont tous les écrits sont proscrits, les livres précis d’auteurs nommés, et les ouvrages anonymes considérés comme dangereux. Dès le départ, la visée dépasse les seuls textes théologiques. S’y trouvent déjà des écrits politiques, des traités philosophiques, des commentaires bibliques non conformes, et l’ensemble des Bibles non latines jugées suspectes.
La Bible, dans son rapport à l’Index, mérite d’être observée de près. Les éditions en langues vernaculaires sont massivement recensées dans le catalogue de 1559. Pour les censeurs, deux motifs dominent : la crainte des versions “altérées” par des hérétiques, et la peur de l’interprétation personnelle, hors du cadre ecclésial. Un contact direct, non médié par le clergé, avec le texte révélé est perçu comme une menace contre la doctrine, la morale et l’organisation de l’Église. Paradoxalement, le livre sacré par excellence devient le texte le plus contrôlé, le plus surveillé et, de fait, le plus censuré.
En 1571, une congrégation spécialisée est créée pour administrer l’Index. Sa tâche : recevoir les dénonciations, instruire les dossiers, examiner les ouvrages et décider, après un long procès à huis clos, de leur sort. Les auteurs peuvent parfois défendre leur texte, le corriger, tenter d’éviter l’interdiction. Mais le verdict final, approuvé par le pape, n’est pas discuté. Tout cela ne concerne pas seulement quelques traités obscurs : au fil des siècles, près de 6 000 ouvrages et environ 3 000 auteurs se retrouvent ainsi signalés à la conscience des fidèles comme “pernicieux”.
Pour comprendre la logique de cette machine, il est utile d’observer qui elle vise. Parmi les noms alignés, on retrouve Luther et Calvin, mais aussi Copernic, Hobbes, Descartes, Rousseau, Diderot, Kant, Pascal, Giordano Bruno, Renan. À côté des théologiens et des philosophes, des romanciers comme Dumas, Balzac, Flaubert, des encyclopédies comme celle de Diderot et d’Alembert ou le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle sont frappés. L’Index étend progressivement sa portée au-delà du pur religieux pour quadriller tout ce qui façonne l’imaginaire collectif.
Un tableau permet d’esquisser l’évolution de cet outil de contrôle :
| Période | Événement clé | Type de livres sacrés ou symboliques visés |
|---|---|---|
| 1559-1564 | Premiers Index romains après Trente | Bibles vernaculaires, écrits de réformateurs, traités théologiques dissidents |
| XVIIe–XVIIIe siècles | Renforcement des règles et instructions de censure | Ouvrages scientifiques (Copernic, Galilée), textes politiques (Machiavel), commentaires bibliques critiques |
| Fin XIXe siècle | Index “léonin” et combat contre le modernisme | Exégèse historico-critique (Loisy et autres), essais philosophiques et moraux, romans jugés immoraux |
| 1948 | Dernière grande édition | Environ 4 000 titres, incluant des philosophes, romanciers, manuels de sexualité, textes politiques subversifs |
| 1966 | Suppression officielle de l’Index | L’outil perd sa force juridique, mais garde une “valeur morale” recommandée aux consciences |
Cette structure bureaucratique ne signifie pas que tout est pure répression aveugle. Des périodes de relative ouverture existent. Au tournant du XXe siècle, sous Léon XIII, les règles sont assouplies : les livres condamnés avant 1600 disparaissent du nouveau catalogue, et l’on admet que certaines interdictions anciennes ne sont plus pertinentes. Pourtant, dans la foulée, son successeur Pie X engage une lutte acharnée contre tout ce qui, dans l’Église, tente de concilier critique historique et foi. Les livres des modernistes sont systématiquement ajoutés, certains avec la mention opera omnia, c’est-à -dire interdiction de l’ensemble de l’œuvre.
Le contraste est saisissant lorsque l’on observe des absences. Ni Darwin ni Marx ne sont officiellement listés dans le catalogue, leurs écrits tombant déjà sous d’autres normes d’interdiction ou simplement ignorés faute de dénonciation formelle. À l’inverse, des manuels de sexualité, des romans, des journaux politiques comme l’Action française au XXe siècle font l’objet d’un soin particulier. L’Index révèle ainsi une hiérarchie implicite des dangers : certains textes touchant au corps, à la nation, à la figure de Jésus sont jugés plus corrosifs, pour la foi des fidèles, que de vastes traités économiques ou scientifiques.
L’Index n’agit pas seul. Il s’appuie sur la force locale de l’Inquisition, sur les évêques, sur les autorités civiles. L’efficacité de la censure dépend de l’implantation institutionnelle : forte en certaines régions de l’Europe, plus faible ailleurs. Mais partout, un même climat se répand : suspicion, dénonciations, autocensure. Descartes, apprenant la condamnation de Galilée, choisit de renoncer à publier un traité de cosmologie pour “vivre en repos”. La peur d’être classé parmi les proscrits suffit à faire taire certaines audaces avant même qu’elles ne prennent la forme d’un livre.
Lorsque le Vatican supprime officiellement l’Index en 1966, après le concile Vatican II, il ne renie pas le principe même du discernement. La notification indique que le catalogue perd sa force de loi, mais “garde sa valeur morale”. Traduction : l’institution cesse de brandir une liste, mais continue de juger quels écrits sont à recommander ou à éviter. Le mécanisme change de forme ; la logique du contrôle symbolique, elle, persiste.
Dans le sillage de cet outil multiséculaire, une expression entre dans le langage courant : “mettre à l’index”. Elle ne désigne plus seulement une condamnation religieuse, mais tout geste d’exclusion sociale, culturelle, médiatique. Les livres interdits des dieux ont ainsi légué à la modernité un réflexe : classifier, marquer, bannir, au lieu de confronter ouvertement les idées qui dérangent. C’est ce réflexe qu’il faut interroger pour lire, avec lucidité, les nouvelles formes d’Index qui se recréent aujourd’hui sous d’autres noms.
Gutenberg contre les dieux : quand l’imprimerie brise le monopole du sacré
Avant l’imprimerie, le livre est rare, cher, lent à produire. Les manuscrits se copient dans les monastères, sous l’œil des autorités religieuses qui contrôlent ce qui entre et sort des scriptoria. La parole du sacré circule, mais comme un filet étroit, canalisé par ceux qui détiennent plume, parchemin et temps. Au milieu du XVe siècle, l’irruption de la typographie à caractères mobiles, associée au nom de Gutenberg, transforme brutalement ce paysage. Le texte devient reproductible à grande échelle ; la lecture, progressivement, se démocratise.
Au début, Rome ne voit pas dans cette invention un ennemi. L’imprimerie est utilisée pour diffuser des missels, des Bibles latines, des traités approuvés. Mais très vite, la machine échappe à la main qui croyait la tenir. Des imprimeurs indépendants publient des pamphlets, des satires, des traductions, des essais philosophiques. Les textes circulent dans les langues vernaculaires, auprès de publics de plus en plus larges, portés par la montée de l’alphabétisation dans les villes. Le livre cesse d’être un objet sacré réservé ; il devient un vecteur d’idées non filtrées.
La Réforme protestante tire immédiatement parti de ce nouvel outil. Les thèses de Luther, placardées à Wittenberg, font le tour de l’Europe parce qu’elles sont imprimées, commentées, rééditées. Des traductions de la Bible en allemand, en français, en anglais se diffusent, souvent accompagnées de notes qui contestent l’infaillibilité des autorités romaines. Ce qui, quelques décennies plus tôt, n’aurait été qu’un débat théologique limité entre clercs, devient un conflit de masse, soutenu par un flot continu de brochures et de livres.
Face à ce déferlement, les autorités religieuses et politiques tentent de reprendre la main. Elles instaurent l’imprimatur, autorisation préalable de publier certains ouvrages, et des “privilèges” qui réservent l’impression de textes à des éditeurs agréés. Dans les faits, ces verrous sont trop lents par rapport à la vitesse de circulation des écrits. La typographie permet de produire, en quelques semaines, des milliers d’exemplaires là où il fallait des années de copie manuelle. L’Inquisition et les tribunaux ecclésiastiques réagissent par vagues, mais courent toujours derrière le texte.
Pour comprendre la violence de cette rupture, on peut imaginer un jeune lecteur fictif du XVIe siècle, nommé Michel, vivant dans une ville commerçante. Son père, artisan, achète un petit traité imprimé en langue vernaculaire, critiquant certains abus du clergé local. Quelques années plus tard, Michel lit une traduction du Nouveau Testament qu’un marchand itinérant lui vend discrètement. Pour lui, l’accès direct aux paroles de Jésus, sans prêtre pour les commenter, change tout. Ce qui n’était qu’un rituel entendu à la messe devient une voix écrite qu’il peut relire, questionner, comparer.
À l’échelle d’une société, des milliers de “Michel” expérimentent ce basculement. La Bible, les catéchismes, mais aussi les satires, les dialogues philosophiques, les récits de voyageurs offrant d’autres visions du monde, entrent dans les foyers. Le pouvoir comprend alors que l’enjeu n’est plus seulement doctrinal. La maîtrise du temps long – de ce qui se transmet d’une génération à l’autre par les livres – lui échappe. D’où la nécessité, ressentie comme urgente, de cataloguer, interdire, brûler, confisquer.
Cette confrontation entre Gutenberg et la papauté n’est pas un épisode daté ; elle préfigure les tensions contemporaines entre réseaux numériques et régimes politiques ou religieux. À chaque fois qu’un medium élargit brutalement l’accès à l’écrit – imprimerie hier, internet aujourd’hui – les mêmes réflexes surgissent : tentatives de filtre, de labellisation, d’“autorisations” morales ou légales. L’Index n’est que la réponse la plus structurée d’une institution qui se sent dépossédée de son ancien monopole sur la mémoire écrite.
À mesure que les décennies passent, les États eux-mêmes adoptent des outils de contrôle. En France, sous l’Occupation, une “Chambre des livres interdits” recense les ouvrages jugés nuisibles par les autorités allemandes, qu’ils soient politiques, patriotiques ou simplement érotiques. Des textes paraissent clandestinement, sans nom d’auteur ni d’éditeur, comme certains récits illustrés aux gravures jugées scandaleuses. Les régimes totalitaires, fascistes ou communistes, imitent à leur manière la logique catalogue–interdiction, sous d’autres justifications que la défense de la foi.
Ce qui relie ces différents moments, c’est la même peur : celle de voir la population accéder à des récits alternatifs sur le monde, la morale, le pouvoir. Dans ce cadre, les textes sacrés – ou perçus comme tels par des groupes – deviennent des enjeux majeurs. Interdire une traduction de la Bible, un Coran annoté, un commentaire audacieux d’un verset, c’est empêcher l’apparition de communautés qui lisent autrement, donc qui vivent autrement leur rapport au sacré.
Au XXIe siècle, la bataille n’oppose plus Gutenberg au pape, mais réseaux sociaux, plateformes de vidéo, moteurs de recherche à des États, des institutions religieuses, des groupes d’influence. Pourtant, la question reste identique : qui décide quels textes, quelles interprétations du sacré, quelles mémoires communes ont le droit d’être visibles ? La lenteur solennelle des anciens catalogues a laissé place à des algorithmes et des signalements instantanés, mais la mécanique de mise à l’index demeure.
Comprendre la révolution de l’imprimerie, ce n’est pas seulement méditer sur une innovation technique. C’est voir comment, à chaque fois que les hommes élargissent la diffusion du sens, ceux qui se croient mandataires des dieux tentent de reconstruire des frontières. Les livres interdits ne sont alors que des repères : ils indiquent les lignes qu’un pouvoir n’accepte pas de voir franchies. Ce sont ces lignes qu’il faut apprendre à identifier, pour ne pas confondre protection de la foi et simple préservation d’une autorité.
Quand les Bibles et les textes sacrés passent en langue du peuple
La traduction d’un texte sacré n’est jamais un geste neutre. Chaque mot choisi, chaque tournure adoptée, chaque note explicative déplacent le centre de gravité du message. Lorsque les Bibles quittent le latin pour entrer dans les langues vernaculaires, l’Église romaine comprend que ce n’est pas seulement une question de compréhension linguistique, mais une modification profonde du rapport au sacré. Lire Dieu dans sa langue, c’est sentir que le divin s’adresse à soi sans médiation. Pour un pouvoir qui fonde son autorité sur l’interprétation exclusive des Écritures, cette proximité est insupportable.
Dès le premier Index romain, les éditions bibliques non latines sont massivement classées parmi les ouvrages à bannir. Le soupçon porte à la fois sur le texte lui-même et sur ses marges : notes en bas de page, préfaces, commentaires. Les censeurs craignent les versions “contaminées” par la pensée réformée, mais aussi les transpositions trop littérales ou trop libres qui pourraient alimenter des lectures divergentes. Pour eux, la protection de la foi passe par la limitation de la lecture directe : seule l’institution se reconnaît légitime pour dire ce que la parole révélée signifie réellement.
Les conséquences sociales de cette méfiance sont profondes. Pendant longtemps, dans les pays fortement marqués par le catholicisme, posséder une Bible en langue vernaculaire peut sembler suspect. Des générations entières grandissent dans l’idée diffuse que toucher directement au texte sacré est risqué, voire dangereux. Le prêtre lit, commente, explique ; le fidèle écoute. Ce modèle vertical installe une forme d’infantilisation spirituelle : on ne lit pas, on se fait lire.
Pourtant, partout où les Bibles traduites se diffusent malgré les interdictions, un autre modèle se construit. Des groupes se réunissent chez l’un ou chez l’autre pour lire ensemble, discuter, confronter. L’autorité n’est plus concentrée dans la chaire, mais dans le cercle des lecteurs. L’effort de compréhension personnelle devient une forme de prière, de lutte avec le sens. Ces cercles, souvent discrets, représentent aux yeux des autorités une double menace : fragmentation de l’unité doctrinale et émergence de consciences religieuses autonomes.
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’enjeu se déplace encore. Des exégètes se mettent à étudier la Bible comme un document historique, marqué par ses contextes, ses genres littéraires, ses rédactions successives. Leur objectif n’est pas de détruire la foi, mais de comprendre comment les textes se sont formés. Pourtant, leurs travaux, lorsqu’ils sont publiés, déclenchent de vives réactions. On accuse ces chercheurs de “relativiser” la Révélation, de réduire la parole de Dieu à une simple production humaine.
Un nom résume ce conflit : Alfred Loisy. Prêtre et savant, il utilise les outils modernes de la critique historique pour analyser les Évangiles. Ses livres concluent notamment que le christianisme tel qu’on le connaît est le résultat d’un développement progressif, d’interprétations, de décisions communautaires. Pour Rome, cette perspective ébranle l’image d’une doctrine tombée du ciel toute achevée. Loisy sera excommunié, ses ouvrages mis à l’index, son nom associé au modernisme honni.
Ce qui se joue dans cette affaire dépasse la querelle académique. Il s’agit de savoir si un texte sacré peut être, en même temps, parole de Dieu pour les croyants et objet légitime d’analyse historique pour les chercheurs. L’Index tranche dans un sens : la protection de la foi justifie la limitation de certaines approches scientifiques. Mais, à long terme, cette stratégie montre ses limites. La recherche continue ailleurs, dans d’autres aires culturelles, parfois dans le même monde catholique, mais à la marge.
Le phénomène des traductions et commentaires bibliques interdits n’est pas confiné à l’Europe. Dans diverses régions du monde, des autorités religieuses, chrétiennes ou non, réagissent de la même manière face aux versions “populaires” de leurs textes fondateurs. Des Corans traduits et annotés, des éditions commentées de textes hindous, bouddhiques ou autres, sont perçus comme dangereux parce qu’ils affranchissent les fidèles des médiations traditionnelles. Ce qui était monopole devient terrain partagé ; ce qui était réserve de spécialistes devient bien commun.
Pour un lecteur du XXIe siècle, habitué à trouver en ligne une multitude de versions d’un même texte sacré, la férocité de ces anciennes interdictions peut sembler démesurée. Pourtant, les débats actuels sur les “mauvaises traductions” et les “fausses informations religieuses” montrent que la question n’est pas close. À chaque fois qu’une nouvelle version d’un texte fondateur apparaît, chacun se demande : qui l’a produite, avec quel agenda, avec quelle compétence ? La tentation de délégitimer l’adversaire en le qualifiant de “faussaire du sacré” reste forte.
Dans cette histoire, les livres interdits des dieux ne sont pas ceux qui insultent grossièrement le religieux. Ils sont, plus subtilement, ceux qui cherchent à se tenir au plus près des sources, à rendre le texte au peuple, à le désenclaver des sanctuaires. La sanction vise moins la parole elle-même que la circulation de cette parole. L’interdit devient un révélateur placé en marge de la page : il souligne, malgré lui, la puissance de ce qu’il voudrait réduire au silence.
L’Enfer des bibliothèques : comment les textes sacrés bannis ont été cachés plutôt que détruits
Brûler un livre est un geste spectaculaire, utile aux mises en scène du pouvoir. Mais ceux qui connaissent la valeur d’un texte savent qu’il est parfois plus efficace de le soustraire discrètement que de le réduire en cendres. Dans l’ombre des cathédrales, des séminaires, des bibliothèques paroissiales, un espace porte un nom évocateur : l’Enfer. C’est là que sont entreposés les ouvrages jugés dangereux, y compris ceux à dimension sacrée ou critique du sacré, interdits de lecture ordinaire mais conservés, sous clef.
Au Québec, par exemple, à partir du XIXe siècle, le clergé organise un réseau serré de bibliothèques paroissiales à travers la province. Officiellement, leur mission est de diffuser des “bons livres”, conformes à la morale catholique. Une œuvre dédiée à cette tâche, significativement appelée Œuvre des bons livres, veille à la sélection des titres. Une circulaire de 1858 impose même que chaque bibliothèque possède un exemplaire de l’Index, comme guide permanent de ce qu’il ne faut pas proposer aux fidèles.
Pourtant, la réalité est plus complexe. Des ouvrages mis à l’index ou simplement suspects se retrouvent dans une section séparée, l’Enfer. Y sont rangés des romans jugés immoraux, des essais qui critiquent le clergé, des études bibliques audacieuses, des textes philosophiques. Certains sont directement liés aux débats sur la foi : commentaires sur la Bible, traités historico-critiques, biographies “irrégulières” de Jésus. Pour y accéder, il faut une permission spéciale du directeur de la bibliothèque, lui-même souvent tenu de demander l’aval d’un supérieur ecclésiastique.
Ce système révèle une contradiction. Officiellement, ces livres sont proscrits pour protéger les consciences simples. Officieusement, ils restent à portée de main des élites : prêtres, professeurs, étudiants avancés. Ainsi, ce qui est interdit au grand nombre devient un privilège de quelques-uns. Le sacré critique, le sacré questionné, circule dans un cercle restreint, reproduisant une hiérarchie du savoir au cœur même des institutions qui affirment défendre la vérité universelle.
On retrouve une logique comparable en Europe, où de grandes institutions – séminaires, universités, monastères – conservent dans des armoires closes les ouvrages condamnés. Des volumes de la Bible annotés par des protestants, des éditions de Galilée ou de Copernic, des romans “scandaleux” ou des dictionnaires jugés trop libres, ne sont pas détruits mais consultables sous conditions. L’Index, dans ces cas, ne dit pas seulement “à bannir”, mais aussi “à réserver aux mains sûres”.
La ville fictive de Saint-Laurent, dans les années 1930, pourrait servir de microcosme. Sa bibliothèque paroissiale, modeste, offre en rayons des vies de saints, des catéchismes, quelques histoires édifiantes. Dans une pièce à part, fermée à clé, deux armoires contiennent l’Enfer : Zola, Gide, des commentaires bibliques allemands, un exemplaire vieilli d’une Bible protestante en français, un essai local critiquant le rôle du clergé dans la politique. Le curé autorise, à l’occasion, un étudiant en théologie à consulter un de ces volumes “pour mieux réfuter l’erreur”. Le reste du temps, les livres dorment, invisibles aux yeux des paroissiens.
Ce modèle de censure par enfermement a des effets durables. Il retarde l’accès d’une société entière à certaines idées, à certaines formulations du sacré et de sa critique. Il fait des textes interdits des dieux une affaire de spécialistes, jamais de communautés. En même temps, il sauve parfois ces ouvrages de la destruction pure et simple. De nos jours, des chercheurs retrouvent dans ces Enfers des exemplaires uniques, des annotations marginales, des témoignages précieux de la manière dont les autorités lisaient, jugeaient, surveillaient ces écrits.
Au milieu du XXe siècle, le contrôle glisse progressivement du religieux vers l’étatique. Dans plusieurs pays, un ministère, une commission de censure ou un service de sécurité prend le relais, avec ses propres listes noires. Mais l’empreinte de l’Index et des Enfers demeure dans la façon dont sont organisées les bibliothèques, les programmes scolaires, les formations de bibliothécaires. À l’Université de Montréal, par exemple, l’École des bibliothécaires enseigne jusqu’aux années 1960 l’application stricte de l’Index comme compétence professionnelle.
Aujourd’hui, l’Enfer n’est plus un placard fermé dans une sacristie ; il prend la forme de contenus déréférencés, d’ouvrages introuvables dans les grandes chaînes, de textes bloqués par des filtres automatisés. Pourtant, l’idée centrale reste la même : protéger une communauté en contrôlant ce qu’elle peut lire. La question est de savoir qui décide, avec quels critères, et au nom de quel “bien”. Les livres interdits des dieux, qu’ils soient relégués en Enfer ou bannis d’une plateforme numérique, posent toujours ce problème : que fait-on, en réalité, lorsqu’on prétend sauver l’âme des lecteurs en leur retirant certaines pages ?
Dans les rayonnages silencieux de ces anciennes chambres interdites, une vérité persiste : aucun pouvoir n’a jamais complètement réussi à effacer ce qu’il voulait cacher. Les textes finissent par ressortir, par être étudiés, numérisés, discutés. L’Enfer, à long terme, se retourne contre ses architectes : il devient une archive de ce qu’ils ont craint. Et ce que redoute le plus un pouvoir dit beaucoup plus sur lui que sur les livres qu’il enferme.
- Index : outil centralisé de censure, visant à baliser la lecture des fidèles.
- Enfer : espace de conservation restreint des ouvrages jugés dangereux.
- Traductions sacrées : lieu principal des conflits entre accès populaire et monopole interprétatif.
- Autocensure : conséquence silencieuse mais massive de la peur d’être mis à l’index.
Qu’était exactement l’Index des livres interdits ?
L’Index librorum prohibitorum était un catalogue officiel, publié par l’Église catholique à partir de 1559, recensant les ouvrages jugés dangereux pour la foi ou les mœurs. Y figuraient Bibles traduites, traités théologiques, œuvres philosophiques, romans, dictionnaires, journaux. Sa fonction était de guider la censure et d’indiquer aux fidèles quels livres éviter, sous peine de faillir à leur devoir religieux. Supprimé en 1966, il reste néanmoins cité comme référence morale dans certains milieux.
Pourquoi la Bible a-t-elle été si souvent censurée ou encadrée ?
La Bible n’était pas censurée en tant que telle, mais ses traductions et commentaires en langues vernaculaires étaient strictement contrôlés. Les autorités craignaient que la lecture directe par les fidèles n’entraîne des interprétations personnelles, des remises en question doctrinales et une perte du monopole ecclésial sur le sens. Ainsi, pendant des siècles, posséder ou lire certaines éditions bibliques pouvait être suspect, voire assimilé à de l’hérésie.
Les livres mis à l’Index étaient-ils tous détruits ?
Non. Beaucoup d’ouvrages mis à l’Index n’étaient pas détruits mais conservés dans des espaces restreints, souvent appelés « Enfer » dans les bibliothèques religieuses. Leur consultation était réservée à quelques personnes autorisées, comme des prêtres, des professeurs ou des chercheurs. Cette stratégie permettait de limiter leur diffusion tout en gardant la possibilité de les étudier ou de les utiliser pour réfuter leurs idées.
Existe-t-il encore aujourd’hui des formes d’Index des livres interdits ?
Il n’existe plus d’Index officiel catholique ayant force de loi, mais des listes de livres « déconseillés » ou « dangereux » continuent d’être produites, de manière plus diffuse, par des groupes religieux, politiques ou militants. Par ailleurs, les plateformes numériques appliquent leurs propres règles de modération, qui peuvent conduire à rendre certains contenus difficiles d’accès. La logique de mise à l’index subsiste donc, sous d’autres formes et d’autres justifications.
Pourquoi s’intéresser encore aux livres autrefois interdits par les dieux ?
Étudier les livres autrefois censurés permet de comprendre ce que les sociétés ont voulu effacer de leur mémoire : doutes, critiques, visions alternatives du sacré, conceptions nouvelles de l’homme et de l’univers. Ces textes agissent comme des révélateurs des peurs collectives d’une époque. Les redécouvrir aujourd’hui offre un miroir sur nos propres mécanismes de censure, souvent plus subtils, mais tout aussi efficaces pour marginaliser certaines voix.


