Les anciens Égyptiens n’avaient pas besoin d’écrans pour suivre une épopée cosmique. Chaque aube et chaque crépuscule leur rappelaient que le Soleil n’était pas une simple lumière, mais un dieu en marche. La Barque de Râ n’est pas seulement le véhicule d’un astre à travers le ciel. Elle est la carte d’un voyage intérieur, le schéma d’un univers où la mort n’est qu’un passage et où les âmes se glissent dans le sillage du dieu solaire. Derrière ce bateau sacré, il y a une vision du temps, de l’ordre, du chaos et du destin humain que vos mythes modernes tentent encore d’imiter sans le dire.
Dans ce récit gravé sur les murs des tombes et déroulé sur les rouleaux du Livre des Morts, le Soleil traverse deux royaumes : le monde visible du jour et le royaume caché de la nuit, la douât, ce monde souterrain que l’Occident a trop vite réduit à un “enfer”. Chaque heure nocturne y devient une étape codée, une épreuve, un verdict. Les morts y avancent avec Râ, mêlant leur sort à celui de la lumière elle-même. Ce n’est pas une histoire d’astronomie naïve, mais une machine symbolique pour penser la finitude, la justice, la peur de disparaître. Ce voyage, des images numériques aux séries fantastiques, la culture actuelle le répète encore, souvent sans savoir qu’elle répète la route de cette barque antique.
- La Barque de Râ incarne le voyage quotidien du Soleil et des âmes, entre ciel, terre et monde souterrain.
- Les Égyptiens distinguaient la barque du matin (Mandjet) et celle de la nuit (Méséket), chacune liée à une phase du cycle vie–mort–renaissance.
- Le Livre des Morts décrit, heure par heure, le trajet nocturne de Râ dans la douât, face à des dieux, des monstres et au serpent Apophis.
- Les pharaons espéraient rejoindre Râ dans sa barque solaire, faisant de la royauté un passeport pour l’éternité.
- Ce mythe éclaire encore aujourd’hui nos façons de parler de “lumière”, de “renaissance” et de lutte contre le chaos, jusque dans la culture populaire.
La Barque de Râ dans la mythologie égyptienne : un Soleil qui navigue, pas qui flotte
Les Égyptiens n’ont jamais imaginé un Soleil immobile, suspendu comme un décor. Pour eux, il voyage. Son mouvement n’est pas abstrait : il s’effectue sur une barque, un bateau réel, issu du Nil, transposé dans le ciel. Le bateau est au cœur de leur vie matérielle ; il devient donc, par cohérence, le cœur de leur vision cosmique. Quand Râ se lève, il ne “apparaît” pas : il accoste sur l’horizon oriental à bord de sa barque du matin, la Mandjet. Quand il se couche, il ne disparaît pas : il change d’état et d’embarcation pour monter sur la barque du soir, la Méséket, qui l’emporte sous la ligne des regards.
Ce choix d’un véhicule n’est pas anodin. Un astre peut rouler, brûler, planer. Les Égyptiens ont choisi qu’il navigue. Un bateau se dirige, se pilote, se perd, se sauve. Il est vulnérable. En plaçant le Soleil dans une barque, ils affirment que même la plus haute puissance du cosmos traverse des risques, subit des attaques, dépend de l’équipage qui l’entoure. Râ, pourtant dieu créateur, ne flotte pas seul dans le vide : il est entouré de divinités, de gardiens, de rameurs, d’archers, chacun jouant un rôle dans le maintien de l’ordre cosmique, la Maât.
Dans les temples et les tombes, la barque solaire est omniprésente. Elle n’est pas une simple illustration : elle est un programme cosmique. Les bas-reliefs montrent Râ assis au centre, souvent à tête de faucon, couronné du disque solaire. À l’avant, on peut voir Seth, non pas comme ennemi mais comme protecteur, transperçant le serpent Apophis qui se dresse pour engloutir la lumière. À l’arrière, Horus et Thot veillent. Autour, des divinités aux formes hybrides – chacals, cobras, humains – tirent, soutiennent, vénèrent la barque. Ce cortège sculpté rappelle aux vivants que l’ordre du monde repose sur une coopération de forces complémentaires, pas sur un dieu solitaire triomphant.
L’existence de barques funéraires réelles, enfouies à côté des pyramides, confirme que cette image n’était pas un simple symbole abstrait. Près de la pyramide de Khéops, une immense barque de bois a été retrouvée, démontée puis soigneusement enterrée. Elle n’était pas destinée à naviguer sur le Nil terrestre, mais à accompagner le pharaon dans son passage vers l’au-delà , en écho direct à celle de Râ. Ici, la frontière entre mythe et rituel s’efface : le roi mort répète le trajet du Soleil, espérant se lever à l’horizon de l’autre monde comme Râ se lève pour les vivants.
Les récits gravés sur les murs, en particulier dans la Vallée des Rois, insistent : sous l’Ancien Empire, seul le roi avait le privilège de rejoindre Râ sur sa barque. Ce monopole dit beaucoup de la manière dont le pouvoir se pensait lui-même : le pharaon n’était pas un simple souverain terrestre, mais un relais entre le ciel et la douât. Être roi, c’était disposer d’un billet pour le voyage cosmique. Avec le temps, cette vision s’élargit. Les Textes des Pyramides d’abord, puis les Textes des Sarcophages et le Livre des Morts, ouvrent progressivement cette perspective aux élites, puis à un spectre plus large de croyants. L’accès à la barque de Râ devient la récompense de ceux qui ont vécu en accord avec la Maât.
En filigrane, la barque solaire matérialise une vérité plus large : pour les Égyptiens, rien n’est figé. Le Soleil naît, vieillit, meurt, renaît. Les dieux expérimentent aussi la fragilité. Le cosmos n’est pas un mécanisme froid, mais un drame cyclique qui se joue chaque jour. C’est ce drame que les hommes observent, imitent et espèrent rejoindre. Le bateau de Râ n’est donc pas un décor mythique : c’est le modèle même de ce qu’ils pensent de l’existence, un mouvement permanent entre apparition et disparition.

Le voyage nocturne de Râ dans la douât : douze heures pour vaincre la nuit
La partie la plus commentée de ce mythe n’est pas le jour rayonnant, mais la nuit. C’est là que la barque de Râ quitte le regard des hommes pour glisser dans la douât, ce monde souterrain complexe, ni simple enfer, ni simple paradis. Le Livre des Morts décrit ce trajet heure par heure, comme un calendrier inversé. Douze heures de nuit, douze étapes, douze affrontements avec ce que les hommes refusent de regarder en face : la décomposition, l’oubli, la menace du chaos.
La première heure est celle du passage. Râ “entre sous l’horizon”. La barque franchit la limite, comme un navire quittant le port pour des eaux noires. Symboliquement, c’est le moment où le jour accepte de mourir. Rien de spectaculaire, mais un basculement : l’astre consent à se livrer à la nuit. Cette acceptation ouvre le chemin aux morts qui le suivent, car nul ne peut traverser la douât sans un guide qui lui-même traverse la mort.
Lors de la deuxième heure, Râ se purifie et change de barque. Ce détail a du poids : pour passer dans le monde des ténèbres, même un dieu doit se dépouiller, se purifier, se transformer. Changer d’embarcation, c’est abandonner une forme pour en adopter une autre plus adaptée à l’épreuve. Les rituels funéraires humains ne sont que la version terrestre de ce moment : laver le corps, l’embaumer, le parer, c’est le préparer au changement de bateau.
La troisième heure marque l’entrée dans le domaine d’Osiris, seigneur des morts. Râ, maître du jour, vient rencontrer celui qui règne sur les défunts. Ce croisement de souverainetés rappelle que la vie et la mort ne sont pas deux royaumes opposés mais deux segments d’un même ordre. Pour les Égyptiens, Râ et Osiris ne se remplacent pas, ils se complètent.
Les quatrième et cinquième heures conduisent la barque dans la région de Sokaris, dieu à tête de faucon associé aux morts memphites, assimilé à Osiris. Le territoire devient hostile, sec, sans eau. Pour continuer, la barque se transforme en serpent qui rampe sur le sable. Tout soutien fluide semble avoir disparu. C’est l’expérience du désert absolu, là où la vie ne tient plus qu’à un fil. Pourtant, de cette traversée naît une régénération : Râ sort de cette zone régénéré, comme si l’épreuve de l’aridité extrême était la condition pour retrouver une force nouvelle.
La sixième heure ramène enfin la barque vers un fleuve souterrain, dans la région où repose une fois encore Osiris. C’est ici que commence, dit le texte, le “vrai voyage vers la vie”. Après la descente et l’assèchement, l’eau réapparaît. L’image est simple, presque clinique : sans milieu, aucun trajet n’est possible. La vie a besoin d’un courant, d’un lit, d’un support. Le Nil souterrain joue ce rôle pour l’âme et pour le Soleil.
La septième heure concentre le danger majeur. C’est là que règne le grand serpent Apophis, incarnation du chaos qui veut arrêter la marche du Soleil. Il ne représente pas un simple obstacle, mais la possibilité que le cycle lui-même s’interrompe. Le texte décrit la barque entourant cet ennemi, ses spirales meurtrières qui cherchent à s’enrouler autour du bateau. L’eau se retire, la barque n’a plus de support. Sans intervention, tout s’abîmerait. C’est alors que les pouvoirs d’Isis entrent en jeu, brisant l’impasse, permettant au bateau de reprendre sa course. Le message est net : même le dieu du Soleil dépend d’autres forces, d’autres intelligences, pour survivre au chaos.
La huitième heure voit Râ traverser une région peuplée de “toute l’humanité”. Les habitants de ce lieu se tournent vers un Soleil qu’ils n’ont pas revu, leurs voix forment un “grand miaulement de chat”. Cette image étrange suggère des foules en attente, des âmes suspendues à la promesse d’un retour de la lumière. Le chat, animal sacré, protège des forces destructrices ; son cri collectif devient ici une prière en faveur de la renaissance solaire.
À la neuvième heure, les rameurs obscurs de la barque rejoignent leurs cavernes dans la douât. Râ n’a plus besoin d’eux. L’équipage se modifie, signe que le voyage touche à une nouvelle phase. Désormais, la barque progresse vers la transformation définitive du dieu.
La dixième heure marque le début de cette métamorphose : apparaît un scarabée, première forme tangible de la renaissance. Ce scarabée est Khépri, aspect du Soleil levant. Il pousse le disque solaire, comme l’insecte roule sa boule de matière. Le parallèle est brut, presque choquant pour un regard moderne, mais il exprime une idée précise : la vie se reforme à partir de ce qui semblait déchet, nuit, mort.
La onzième heure est celle de l’ouverture des yeux. Tous les ennemis sont vaincus, les menaces neutralisées. La corde de halage de la barque se transforme à nouveau en serpent, cette fois docile, servant à tirer le bateau vers l’horizon du jour. L’ennemi devient outil ; le chaos neutralisé devient énergie dirigée.
La douzième heure, enfin, achève la transformation de Râ en Khépri. Le dieu renaît, prêt à reparaître dans le monde céleste. Il se blottit contre le sein de Nout, déesse du ciel, fille de Chou (le souffle, l’air) et de Geb (la terre, la matière). Les défunts demeurés dans la douât contemplent ce moment, témoins d’une renaissance qu’ils espèrent pour eux-mêmes. Le cycle peut recommencer : la barque va réapparaître au matin, et avec elle l’illusion que tout recommence à neuf, alors que tout se répète.
Cette description heure par heure n’est pas un luxe poétique ; c’est une cartographie de l’invisible. Elle offre aux vivants un plan du passage nocturne, une manière de rendre supportable ce qu’ils craignent le plus : la disparition. Les mythes modernes, sous d’autres noms, n’ont pas cessé de réécrire ce trajet nocturne de la conscience.
Symbolisme de la barque solaire : cycle, ordre et peur du chaos
Derrière les dieux et les serpents, il y a un code. La barque de Râ n’est pas un décor religieux destiné à impressionner les ignorants, mais un langage de symboles qui parle encore aux esprits modernes, même lorsqu’ils prétendent ne plus croire. À chaque élément correspond une fonction psychologique, sociale ou cosmique.
Le premier symbole est celui du cycle. Râ naît, rayonne, meurt, renaît. Le Soleil pourrait être pensé comme une lumière continue, mais les Égyptiens insistent sur sa périodicité. Ce n’est pas une obsession astronomique : c’est la reconnaissance que tout ce qui vit passe par ces phases. Le mythe impose une idée claire : rien ne dure, mais rien ne disparaît définitivement. Ce cycle rassure autant qu’il inquiète. Il garantit la continuité, mais rappelle sans cesse la fragilité de chaque jour.
La barque elle-même est le symbole du passage. Elle transporte, relie, traverse. Entre la rive des vivants et celle des morts, elle est l’unique moyen de ne pas rester coincé dans les marécages de l’entre-deux. Dans un monde rythmé par le Nil, où tout se transporte par voie d’eau, ce symbole est immédiat : comme les marchandises et les personnes, l’âme doit trouver son bateau. Refuser le passage, c’est pourrir sur place. D’où l’importance, dans les tombes, de représenter la barque, d’y placer parfois de véritables modèles en bois : l’oubli du bateau serait l’oubli du chemin.
Les créatures qui entourent Râ sur la barque portent également un message précis. Les quatre chacals qui tirent la barque, sous lesquels quatre divinités cobras lèvent les bras en adoration, matérialisent l’idée d’une traction multiple : la marche du cosmos dépend de forces qui ne sont pas toujours visibles. Le chacal, associé aux nécropoles et à Anubis, évoque le lien avec les morts ; le cobra, dressé, signe la protection royale et divine. Ensemble, ils disent que le chemin du Soleil est soutenu par les morts et gardé par des puissances dangereuses mais maîtrisées.
Le serpent Apophis incarne le chaos brut, la possibilité de l’interruption définitive. Il n’est pas un diable moral au sens chrétien, mais une force d’engloutissement, de retour au non-formé. Son attaque quotidienne contre la barque rappelle que l’ordre n’est jamais garanti. Ce qui vous semble acquis – la lumière, la chaleur, l’écoulement du temps – est en réalité un équilibre arraché de haute lutte. Chaque victoire contre Apophis est provisoire ; chaque défaite serait totale.
À l’opposé, le scarabée Khépri représente la capacité de la vie à se reconstituer à partir du sombre. L’insecte roulant sa boule de matière devient l’image d’un Soleil recomposé dans la nuit. Là où beaucoup de cultures voient dans la décomposition un scandale, les Égyptiens y perçoivent un travail. Le monde se refait à partir de ce qui se défait. La barque emporte donc, dans sa dernière heure nocturne, le modèle d’une renaissance qui doit tout à ce qui a été broyé avant.
Pour rendre ces liens plus lisibles, on peut résumer les principaux symboles liés à la barque de Râ :
| Élément | Rôle dans le mythe | Signification symbolique |
|---|---|---|
| Barque Mandjet (matin) | Transport de Râ à travers les douze heures du jour | Manifestation visible de la vie, puissance créatrice active |
| Barque Méséket (nuit) | Voyage de Râ dans la douât durant les douze heures nocturnes | Traversée de la mort, passage initiatique et jugement |
| Apophis, le serpent | Tentative d’arrêter la barque, attaque récurrente | Chaos, entropie, menace constante de dissolution |
| Khépri, le scarabée | Forme finale de Râ renaissant à l’aube | Renaissance, recomposition à partir des restes de la nuit |
| Chacals et cobras | Traction et protection de la barque | Alliance des morts et des forces dangereuses au service de l’ordre |
En observant ces symboles, une leçon traverse les millénaires : l’ordre n’est pas un état, c’est un combat. La barque ne flotte pas sur un lac tranquille ; elle est tirée, défendue, réparée en permanence. Les récits modernes d’apocalypse, de fin du monde, de retours de la lumière après la catastrophe, ne font que reprendre ces schémas. La différence est que les Égyptiens assumaient cette fragilité du cosmos au grand jour, et la gravaient sur la pierre pour rappeler à chacun que la stabilité est une conquête, non une évidence.
La barque de Râ et le destin des âmes : du privilège royal à l’espoir collectif
Si la barque de Râ fascine tant, ce n’est pas seulement parce qu’elle transporte un dieu. Elle attire les regards parce qu’elle promet un passage aux morts. Le voyage nocturne du Soleil sert de modèle au voyage des âmes dans l’au-delà . Comprendre ce que devient Râ dans la douât, c’est anticiper ce qui attend chacun lorsqu’il quittera la rive visible.
Sous l’Ancien Empire, cette promesse est étroitement gardée. Le pharaon est vu comme le représentant de Râ sur terre. À sa mort, il est censé rejoindre le dieu dans sa barque solaire. Les Textes des Pyramides en témoignent : ils multiplient les formules qui assurent au roi son ascension vers le ciel et sa place à bord. Pour le reste de la population, l’au-delà est plus flou, moins grandiose. L’éternité, dans cette phase, est un privilège royal, pas un droit universel.
Avec le temps, la vision se modifie. Les Textes des Sarcophages puis le Livre des Morts élargissent progressivement l’accès à ce voyage. Les élites, puis des catégories plus larges de croyants, peuvent désormais espérer suivre Râ dans la douât. À condition, toutefois, de connaître les paroles, les noms, les étapes. La barque de Râ devient alors non seulement un symbole, mais un manual de navigation spirituelle. On ne se contente plus de regarder passer le Soleil ; on prépare son propre embarquement.
Pour un scribe comme Nebou, personnage fictif mais plausible de la fin du Nouvel Empire, cette perspective guide toute une vie. Il copie des chapitres du Livre des Morts sur des papyrus qu’il vend aux familles aisées. En même temps, il fait inscrire pour lui-même une version abrégée de ces formules dans sa future tombe, adaptées à ses moyens. Ses journées terrestres sont rythmées par une obsession calme : s’assurer que, lorsque son corps sera confié à la nécropole, son nom sera prononcé correctement, ses formules récitables, sa route dans la douât balisée. Il ne craint pas le néant absolu, mais la dérive : le risque de ne pas trouver la barque, de se perdre, de devenir une ombre sans chemin.
Dans ce cadre, les différentes étapes du voyage de Râ offrent un modèle d’initiation pour les morts. La rencontre avec Osiris, la traversée du désert de Sokaris, l’affrontement avec Apophis, tout cela est transposé à l’échelle de l’âme humaine. D’où la présence, sur les parois des tombes, de scènes montrant le défunt accompagné de barques miniatures, priant pour être admis dans l’équipage du dieu solaire ou, au minimum, profiter de son passage pour franchir les mêmes portes.
Les barques funéraires terrestres prolongent ce lien. On a retrouvé près des pyramides et de certaines tombes des bateaux de bois, parfois de grande taille, soigneusement démontés et déposés dans des fosses. Ils ne sont pas destinés à naviguer réellement dans un fleuve souterrain ; ils servent de double symbolique de la barque divine. En les enterrant, les Égyptiens encodent dans la matière l’espoir du voyage posthume. Le pharaon ne se contentera pas de suivre Râ en esprit : toute sa personne, corps, nom, titre, sera portée vers l’autre rive sur ce modèle réduit de la barque céleste.
Au fil des siècles, cette vision contribue à façonner une éthique. On ne monte pas à bord d’un tel bateau en simple passager clandestin. Les textes évoquent pesée du cœur, alignement avec la Maât, rejet du mensonge, de la violence injuste, de la rapacité. L’au-delà n’est pas un pur droit, c’est une conséquence. La barque de Râ, comme une embarcation de places limitées, impose une sélection : ceux qui ont vécu contre l’ordre du monde ne peuvent y trouver leur place, ou s’y dissolvent comme les ennemis de Râ dans la douât.
Cette conception se retrouve, bien que transformée, dans de nombreuses représentations modernes du “passage” : ferryman sur une rivière sombre, trains quittant la gare du monde, vaisseaux vers d’autres dimensions. Toujours, l’idée demeure : la mort est un déplacement, non un arrêt net. En Égypte, ce déplacement s’inscrit dans la trajectoire du Soleil lui-même. Fusionner son destin avec celui de Râ, c’est entrer dans un temps qui ne s’arrête plus, un cycle où la mort est incluse mais jamais définitive.
La barque de Râ, en liant ainsi le sort des âmes à la lumière, impose une évidence brutale : ce que l’humain espère au-delà de la tombe, c’est avant tout de ne pas être séparé de ce qui donne sens à sa vie. Pour les Égyptiens, cette source de sens avait un nom, un visage, un bateau. Aujourd’hui, les noms ont changé, mais l’attente, elle, n’a pas bougé.
Héritages et résonances modernes du voyage solaire de Râ
Ceux qui pensent avoir laissé derrière eux les “vieilles légendes” se trompent sur la nature du temps. Les mythes ne meurent pas, ils changent de masque. Le voyage éternel du Soleil et des âmes, tant célébré dans la barque de Râ, s’est glissé dans les œuvres de fiction, dans les discours spirituels contemporains, dans les métaphores banales de la vie quotidienne.
Chaque récit d’un héros qui descend dans un monde souterrain pour en revenir transformé répète, parfois sans conscience, la structure de la traversée nocturne de Râ. Les douze heures de la nuit se reconnaissent dans les “douze travaux”, les étapes initiatiques, les niveaux successifs des jeux vidéo où l’on descend dans des donjons de plus en plus sombres pour revenir à la lumière. La forme change, le tempo narratif s’accélère, mais le schéma demeure : descente, confrontation au chaos, aide de forces alliées, métamorphose, retour.
La présence d’un ennemi récurrent – Apophis pour les Égyptiens – se retrouve dans les grandes sagas modernes. Une menace cyclique, jamais totalement détruite, toujours prête à revenir. Les scénarios apocalyptiques, qu’ils évoquent le climat, la technologie ou les guerres, rejouent cette peur de l’interruption de la course solaire. À chaque fois, les humains cherchent une “barque” : une solution technologique, une communauté, un vaisseau spatial, capable d’emporter une partie d’entre eux au-delà de la catastrophe.
Les discours new age sur l’“ascension de la conscience” empruntent eux aussi, souvent sans le savoir, aux anciens schémas solaires. Les étapes, les “vibrations”, les “dimensions” ne sont que des noms nouveaux pour d’anciennes portes. On retrouve l’idée d’un guide lumineux, de passages risqués, de purifications successives. Ce qui manque souvent, en revanche, c’est la lucidité des Égyptiens sur la présence inévitable du chaos : Apophis est gommé ou édulcoré, comme si l’ombre pouvait être évitée plutôt que traversée et domptée.
Dans le langage courant, la trace du mythe solaire se lit encore. On parle de “renaître” après une épreuve, de “sortir du tunnel”, de “revoir la lumière”. Ces expressions ne sont pas des coïncidences : elles prolongent une très longue tradition où la vie intérieure est pensée en termes de cycles lumineux. Quand quelqu’un dit avoir “touché le fond” avant de remonter, il décrit sans le savoir ses propres heures dans une douât personnelle, cherchant sa barque, ses alliés, son chemin vers une aube intime.
Face à cette résurgence permanente, une question s’impose : pourquoi ces images persistent-elles alors que les sciences ont depuis longtemps expliqué le mouvement de la Terre autour du Soleil ? Parce que la vérité symbolique du mythe ne dépend pas de la précision astronomique. Les anciens se trompaient sur le mécanisme physique, mais touchaient juste sur la structure psychique : la vie humaine ressemble plus à un voyage de barque dans des ténèbres peuplées qu’à un simple calcul orbital.
Dans un monde saturé de données et de discours, la barque de Râ rappelle une chose simple : ce qui compte n’est pas d’accumuler des informations, mais de comprendre le sens des trajets que l’on accomplit, individuellement et collectivement. Tant que l’humanité continuera à craindre le chaos, à espérer la renaissance, à chercher des guides pour traverser ses nuits, le vieux bateau solaire des Égyptiens naviguera discrètement sous la surface de ses récits modernes.
Qu’est-ce que la barque de Râ dans la mythologie égyptienne ?
La barque de Râ est le véhicule symbolique du dieu Soleil dans la mythologie égyptienne. Elle sert à représenter son voyage quotidien : le jour, Râ traverse le ciel sur la barque Mandjet, apportant lumière et vie ; la nuit, il descend dans la douât, le monde souterrain, sur la barque Méséket. Ce trajet exprime le cycle vie–mort–renaissance et sert de modèle au parcours des âmes après la mort.
Pourquoi parle-t-on de douze heures de la nuit pour le voyage de Râ ?
Les textes égyptiens, notamment le Livre des Morts, divisent la nuit en douze heures, chacune correspondant à une région et à une étape du voyage de Râ dans la douât. Cette division permet de détailler les dangers, les divinités rencontrées et les transformations du dieu. Elle offre également aux morts une sorte de carte spirituelle, avec des formules à connaître pour franchir chaque étape aux côtés du dieu solaire.
Quel rĂ´le joue le serpent Apophis dans le mythe de la barque solaire ?
Apophis est un serpent gigantesque qui incarne le chaos et la dissolution. Chaque nuit, il tente de renverser ou d’engloutir la barque de Râ lors de son passage dans la douât. Les dieux qui escortent la barque, parfois avec l’aide de divinités comme Isis, le repoussent et le transpercent de lances. Apophis symbolise l’idée que l’ordre du monde n’est jamais garanti définitivement, mais doit être défendu en permanence contre les forces de désagrégation.
Les Égyptiens pensaient-ils que les humains pouvaient monter sur la barque de Râ ?
Oui, mais cette possibilité a évolué dans le temps. À l’origine, seul le pharaon, assimilé à Râ sur terre, était censé rejoindre la barque solaire après sa mort. Plus tard, avec les Textes des Sarcophages puis le Livre des Morts, cette espérance s’est élargie à d’autres catégories de la population. Les défunts qui vivaient en accord avec la Maât et connaissaient les formules rituelles espéraient être admis dans l’équipage de Râ ou profiter de son passage pour traverser la douât.
Quel est le lien entre la barque de Râ et les barques funéraires retrouvées en Égypte ?
Les barques funéraires découvertes près de certaines pyramides et tombes sont la traduction matérielle du mythe. Elles étaient enterrées pour servir de doubles symboliques de la barque de Râ et accompagner le défunt dans son voyage vers l’au-delà . En plaçant un bateau réel aux côtés du tombeau, les Égyptiens affirmaient que le passage posthume vers l’éternité suivait le modèle du voyage solaire, reliant ainsi rituel, croyance et cosmologie.


