Dans la pĂ©nombre des nĂ©cropoles Ă©gyptiennes, une silhouette canine veille, immobile et pourtant toute-puissante. Anubis, dieu aux oreilles dressĂ©es et au museau effilĂ©, ne promet ni salut garanti ni damnation spectaculaire. Il garantit autre chose, plus implacable : la continuitĂ© entre le corps, la mĂ©moire et le jugement. Sa fonction nâest pas de rassurer, mais dâordonner. Dans un monde oĂč les morts pouvaient encore ĂȘtre dĂ©terrĂ©s par les chacals, profanĂ©s par les ennemis ou oubliĂ©s par leur propre descendance, Anubis est devenu le rempart symbolique contre le chaos. Il tient ensemble lâangoisse du cadavre qui se dĂ©compose et lâespoir dâune Ăąme justement pesĂ©e.
Face Ă cette figure, une question moderne sâimpose : Anubis nâest-il quâun guide des morts, chargĂ© de conduire le dĂ©funt Ă travers le Duat, ou un juge des Ăąmes qui dĂ©cide de leur sort Ă©ternelâŻ? Les textes, des premiĂšres mentions de lâAncien Empire jusquâaux papyrus tardifs, ne rĂ©pondent pas dâune seule voix. Il apparaĂźt tour Ă tour souverain du monde souterrain, maĂźtre de lâembaumement, protecteur des nĂ©cropoles, gardien de la balance et, plus tard, assesseur dâOsiris. Ă travers ces mĂ©tamorphoses, câest la maniĂšre dont une civilisation conçoit la mort, la responsabilitĂ© et la justice qui se dĂ©voile. Cette ambivalence, loin de nâĂȘtre quâun dĂ©tail de mythologie Ă©gyptienne, ressemble Ă un miroir tendu aux sociĂ©tĂ©s actuelles, partagĂ©es entre dĂ©sir dâaccompagnement bienveillant et obsession de contrĂŽle moral.
En bref
- Anubis apparaĂźt dĂšs lâAncien Empire comme lâune des plus anciennes et plus populaires divinitĂ©s dâĂgypte, intimement liĂ©e Ă la mort, aux nĂ©cropoles et Ă lâembaumement.
- ReprĂ©sentĂ© en canidĂ© noir ou en homme Ă tĂȘte de chacal, il incarne Ă la fois la dĂ©composition et la rĂ©gĂ©nĂ©ration, la mort et la fertilitĂ© du limon du Nil.
- Il cumule plusieurs fonctions : dieu de la momification, protecteur des tombes, conducteur des dĂ©funts, gardien de la balance lors de la pesĂ©e du cĆur.
- Son rÎle de seigneur des morts est progressivement transféré à Osiris, ce qui transforme Anubis en assesseur et technicien sacré du jugement des ùmes.
- Son culte, centrĂ© notamment Ă Cynopolis, traverse les Ă©poques jusquâĂ la pĂ©riode romaine, oĂč il est rĂ©cupĂ©rĂ© par la magie nĂ©cromantique et fusionnĂ© avec HermĂšs en Hermanubis.
- Figure dâordre plus que de terreur, Anubis exprime lâexigence dâun jugement juste et dâun traitement digne du corps, obsessions humaines toujours actives aujourdâhui.
Anubis, dieu de la mort et de la mémoire corporelle
Avant quâOsiris ne rĂšgne sur les morts, un autre nom dominait le Duat : Anubis, appelĂ© Inpu ou Anpu dans la langue de Kemet. Les premiĂšres inscriptions de lâAncien Empire le montrent dĂ©jĂ comme maĂźtre des nĂ©cropoles, gardien de lâoccident oĂč disparaĂźt le soleil. Ă cette Ă©poque, le lien entre mort, sable et charognards est brutalement concret. Les dĂ©funts enterrĂ©s dans des fosses peu profondes peuvent ĂȘtre dĂ©terrĂ©s par les chiens sauvages. De cette rĂ©alitĂ© naĂźt un symbole : faire du prĂ©dateur des tombes le protecteur des morts. Le canidĂ© qui rĂŽde devient alors la divinitĂ© qui veille.
Le nom mĂȘme dâAnubis porte cette tension entre vie et corruption. Certains philologues relient Inpu au terme dĂ©signant un « enfant royal », dâautres Ă une racine associĂ©e Ă la dĂ©composition. Cette hĂ©sitation nâest pas un simple dĂ©bat de spĂ©cialistes. Elle rĂ©vĂšle un principe central : la royautĂ© du dieu vient prĂ©cisĂ©ment de sa maĂźtrise du pourrissement. LĂ oĂč la chair se dĂ©fait, il instaure un ordre. LĂ oĂč tout pourrait retourner Ă lâanonymat du sable, il fixe un statut, une identitĂ©, une destinĂ©e.
Son corps noir, contrairement au pelage brun des chacals ordinaires, ne renvoie pas uniquement Ă la nuit ou au deuil. Le noir, en Ăgypte, est aussi la couleur du limon dĂ©posĂ© par la crue du Nil, promesse de rĂ©coltes et de renaissance. Anubis est donc liĂ© Ă la mort, mais aussi Ă la possibilitĂ© que quelque chose survive et se transforme. La momie nâest pas un cadavre figĂ© : câest un corps prĂ©parĂ© pour une autre forme dâexistence. Le dieu Ă la peau sombre incarne cette mĂ©tamorphose silencieuse.
Dans les ateliers dâembaumement, les prĂȘtres agissent sous son autoritĂ©. Ils portent parfois un masque de canidĂ©, non pour se dĂ©guiser, mais pour manifester que leurs gestes ne sont plus humains seulement. Chaque incision, chaque bandage, chaque libation rĂ©pĂšte le mythe : Anubis enveloppant le corps dĂ©membrĂ© dâOsiris dans des bandelettes de lin, inventant la momification. Le titre « Celui qui est sur le lieu de lâembaumement » ne dĂ©crit pas un simple poste liturgique. Il dĂ©signe le pouvoir de tenir Ă distance la dissolution totale.
Pour saisir ce que cela signifie, imaginez une famille dâaujourdâhui face Ă un cercueil. DerriĂšre le protocole funĂ©raire moderne, il reste la mĂȘme angoisse fondamentale : que devient ce corps, que devient ce quâil reprĂ©senteâŻ? Anubis rĂ©pondait en organisant le passage, non en le niant. Les morts ne disparaissaient pas ; ils entraient dans un rĂ©seau de soins, de rituels, de jugements. Le dieu de la mort nâĂ©tait pas un ogre, mais un garant de procĂ©dure.
Cette dimension procĂ©durale expliquera plus tard son rĂŽle dans le jugement des Ăąmes. Un dieu qui connaĂźt intimement le corps, ses humeurs, ses limites, est aussi bien placĂ© pour Ă©valuer ce que lâindividu a fait de sa vie. Ce nâest pas un hasard si certaines interprĂ©tations modernes ont vu en lui un patron symbolique des savoirs anatomiques ou de lâanesthĂ©sie : il manipule la chair sans la profaner, il la met en sommeil pour quâune autre part de lâĂȘtre se rĂ©veille.
DerriĂšre lâimage du chacal noir se dessine donc une vĂ©ritĂ© plus froide : la mort, pour les Ăgyptiens, nâest pas une rupture brutale, mais une gestion mĂ©ticuleuse des restes, des souvenirs et des fautes. Anubis est le nom donnĂ© Ă cette gestion sacralisĂ©e.

Symboles dâAnubis : du chacal noir au maĂźtre du Duat
La forme dâAnubis nâest pas choisie au hasard. Le canidĂ© qui le reprĂ©sente ne correspond Ă aucune espĂšce actuelle prĂ©cise. Ses oreilles sont trop droites, son museau trop allongĂ©, son corps trop Ă©lancĂ©. On dirait une crĂ©ature composite, entre chien, chacal et loup. Ce flou iconographique est rĂ©vĂ©lateur : Anubis ne renvoie pas Ă un animal rĂ©el, mais Ă une fonction. Il est la synthĂšse des prĂ©dateurs du dĂ©sert qui hantent les tombes, transfigurĂ©e en gardien vigilant.
Les recherches gĂ©nĂ©tiques rĂ©centes ont montrĂ© que le supposĂ© « chacal Ă©gyptien » est en rĂ©alitĂ© plus proche dâun loup ancien. Ce dĂ©tail scientifique, anodin en apparence, souligne une constante : les hommes ont toujours projetĂ© leurs peurs et leurs besoins dâordre sur les silhouettes animales quâils croisent. Quâil soit chacal ou loup, le canidĂ© dâAnubis renvoie Ă ce qui rĂŽde aux limites du village, lĂ oĂč les vivants dĂ©posent leurs morts et espĂšrent quâon les laissera tranquilles.
Le noir de son pelage concentre plusieurs strates de sens. Il Ă©voque la couleur des momies aprĂšs lâembaumement, mais aussi celle de la terre fertile. Câest la couleur de la nuit avant lâaube, du tombeau avant la renaissance. Dans une sociĂ©tĂ© obsĂ©dĂ©e par la rĂ©gularitĂ© des crues du Nil, lâassociation entre mort et fertilitĂ© nâest pas paradoxale. Le cadavre enterrĂ©, correctement traitĂ©, participe au cycle cosmique. Anubis, debout sur le tombeau, signifie que cette participation se fait sous contrĂŽle.
Ses attributs ne sont pas dĂ©coratifs. Dans de nombreuses reprĂ©sentations, la forme humaine Ă tĂȘte de canidĂ© tient la croix ankh, symbole de vie, et des sceptres comme le HĂ©qa et le Nekhekh, instruments de pouvoir. Il arrive quâil saisisse le pilier Djed, emblĂšme de stabilitĂ©. Chaque objet complĂšte son rĂŽle : il tient la vie, il commande, il stabilise. Le dieu de la mort est paradoxalement chargĂ© de maintenir la cohĂ©sion du monde des vivants par le bon traitement des dĂ©funts.
Pour les Ăgyptiens, ces symboles ne sont pas de simples allusions. Ils structurent des pratiques trĂšs concrĂštes. Le rituel dâ« ouverture de la bouche », accompli devant la momie, vise Ă rendre au dĂ©funt la capacitĂ© de manger et de parler dans lâau-delĂ . Anubis y apparaĂźt souvent au cĂŽtĂ© des prĂȘtres vĂȘtus de peau de lĂ©opard. La scĂšne montre que la technique (les instruments, les gestes) et le sacrĂ© (le dieu) ne sâopposent pas ; ils coopĂšrent.
Dans la VallĂ©e des Rois, une autre image frappe : Anubis comme « chef chacal des arcs », figure armĂ©e qui domine neuf arcs symbolisant les ennemis de lâĂgypte. La tombe nâest pas seulement un lieu de deuil, câest un territoire Ă dĂ©fendre contre les forces hostiles. Voir Anubis sceller magiquement la porte dâune sĂ©pulture, câest voir une civilisation proclamer : mĂȘme aprĂšs la mort, le pouvoir doit rester inviolable.
Pour mieux situer ses rĂŽles multiples, il est utile de les comparer au fil du temps :
| Aspect dâAnubis | Fonction principale | PĂ©riode dominante |
|---|---|---|
| Seigneur du Duat | Dieu principal du monde souterrain, maĂźtre des morts | Ancien Empire |
| Dieu de lâembaumement | Inventeur et superviseur de la momification | De lâAncien Empire Ă lâĂ©poque ptolĂ©maĂŻque |
| Protecteur des nĂ©cropoles | Gardien des cimetiĂšres, « premier des occidentaux » | Toute lâhistoire pharaonique |
| Gardien de la balance | PĂšse le cĆur des dĂ©funts face Ă la plume de MaĂąt | Nouvel Empire et pĂ©riodes tardives |
| Hermanubis | Composite gréco-égyptien, psychopompe et dieu magique | Période romaine |
Ă travers ces mĂ©tamorphoses, Anubis demeure fidĂšle Ă un axe central : il se tient toujours lĂ oĂč se joue la frontiĂšre. FrontiĂšre entre tombe profanĂ©e et tombe respectĂ©e, entre mort subie et mort ritualisĂ©e, entre simple disparition et jugement rĂ©glĂ©. Le symbole nâest pas dĂ©coratif ; il est opĂ©ratoire.
Dans un monde oĂč les morts sont souvent gommĂ©s derriĂšre des procĂ©dures administratives, le contraste est violent. Anubis rappelle que chaque dispositif funĂ©raire, mĂȘme moderne, est un langage. Soit il sert Ă oublier, soit il sert Ă reconnaĂźtre et Ă juger.
Guide des morts : le rĂŽle psychopompe dâAnubis
Pour savoir si Anubis est avant tout guide des morts, il faut suivre son mouvement. Les textes le montrent souvent tenant la main du dĂ©funt, comme dans le cĂ©lĂšbre papyrus de HounĂ©fer. Le dieu canidĂ© conduit lâĂąme vers la « salle des Deux VĂ©ritĂ©s ». Il nâest pas encore en train de juger. Il escorte, oriente, rassure parfois. Cette fonction, que les Grecs appelleront psychopompe, fait de lui lâĂ©quivalent dâHermĂšs dans leur propre panthĂ©on, dâoĂč la fusion tardive en Hermanubis.
La trajectoire du dĂ©funt Ă©gyptien nâest pas linĂ©aire. LâĂąme â ou plutĂŽt les diffĂ©rentes composantes de la personne, ka, ba, nom â doit franchir des portes, affronter des gardiens, rĂ©pondre Ă des questions. Le chemin ressemble davantage Ă une longue procĂ©dure quâĂ une simple marche. Anubis nâĂ©pargne pas au mort ces Ă©tapes ; il en garantit la cohĂ©rence. Il connaĂźt les formules, les lieux, les dangers. Il veille Ă ce que rien ne soit oubliĂ© qui pourrait conduire Ă la dissolution de lâindividu.
Pour Ă©clairer cette logique, imaginez une ville moderne que lâon appellera Menkhet, inspirĂ©e des grandes mĂ©tropoles contemporaines. Menkhet a rĂ©cemment créé un « parcours de fin de vie » ultra technicisĂ© : hospitalisation, dĂ©marches administratives, soins palliatifs, crĂ©mation ou inhumation, dĂ©marches numĂ©riques pour fermer les comptes du dĂ©funt. Ce parcours est fragmentĂ©, souvent absurde pour les proches. Chacun sây perd. Dans lâĂgypte ancienne, Anubis joue prĂ©cisĂ©ment le rĂŽle que Menkhet a voulu dĂ©lĂ©guer Ă une bureaucratie : un accompagnateur unique, capable de traverser tous les registres.
Cette fonction dâescorter les morts explique pourquoi Anubis reste populaire bien aprĂšs la montĂ©e dâOsiris. Le souverain des morts peut changer, mais celui qui ouvre la voie demeure. Les Ăgyptiens nâont pas abandonnĂ© ce dieu, car ils continuaient Ă voir en lui le garant dâun passage correct, mĂȘme lorsque le tribunal final se tenait sous lâautoritĂ© dâun autre. Dans les textes funĂ©raires tardifs, ses Ă©pithĂštes Ă©voquent encore le « conducteur des dĂ©funts » ou « celui qui ouvre les chemins de lâoccident ».
Cette figure de guide nâest pas neutre. Elle laisse entendre que lâĂąme nâest pas autonome. Elle ne trouve pas seule son chemin, mĂȘme aprĂšs la mort. Un ordre supĂ©rieur, personnifiĂ© par Anubis, encadre la traversĂ©e. Lâillusion moderne dâune libertĂ© totale, y compris dans la mort, se heurte ici Ă un mythe qui affirme le contraire : il faut ĂȘtre pris en charge pour espĂ©rer ĂȘtre jugĂ©, il faut accepter un guide pour ne pas se perdre dans le dĂ©sert des formes.
On pourrait croire quâun tel dieu inspire la peur. Pourtant, les priĂšres qui lui sont adressĂ©es sont souvent teintĂ©es de confiance. On lui demande de protĂ©ger la tombe, de garantir des offrandes, de guider le ka. Il offre quelque chose de prĂ©cieux : la promesse que le mort ne sera ni errant ni oubliĂ©. MĂȘme dans les pratiques magiques plus tardives, oĂč des nĂ©cromanciens tentent de contraindre Anubis Ă les aider Ă interroger dâautres esprits, câest toujours sa maĂźtrise des chemins invisibles qui est invoquĂ©e.
Ainsi, lorsquâon considĂšre Anubis sous lâangle de guide, il apparaĂźt comme une figure dâorientation plutĂŽt que de sanction. Il ne coupe pas le destin, il le rend possible. Mais un chemin guidĂ© mĂšne quelque part. Ce « quelque part » est une salle de jugement.
Le passage par la psychostasie, la pesĂ©e du cĆur, transforme le guide en arbitre. Câest lĂ que la question du juge des Ăąmes se pose avec le plus de nettetĂ©.
Juge des Ăąmes : la pesĂ©e du cĆur et la logique de MaĂąt
Dans la salle des Deux VĂ©ritĂ©s, le rĂŽle dâAnubis se durcit. Il ne se contente plus dâescorter. Il se tient prĂšs de la grande balance, saisit le cĆur du dĂ©funt, le place sur un plateau, et sur lâautre, la plume de MaĂąt, principe de vĂ©ritĂ© et dâordre cosmique. La scĂšne est connue, souvent reproduite, mais rarement interrogĂ©e avec rigueur. Pourquoi un dieu de lâembaumement se retrouve-t-il au centre du jugement moralâŻ?
Parce que dans la pensĂ©e Ă©gyptienne, le corps et la conduite ne sont jamais entiĂšrement dissociĂ©s. Le cĆur est Ă la fois organe vital et siĂšge symbolique de la conscience. Un dieu qui a manipulĂ© des cadavres, inventĂ© la momification, supervisĂ© la conservation des organes, est le mieux placĂ© pour manipuler ce cĆur, pour en faire lâobjet dâune Ă©valuation rituelle. Le technicien des morts devient examinateur des vies.
La cĂ©rĂ©monie de la pesĂ©e, la psychostasie, nâest pas une mĂ©taphore vague. Elle sâappuie sur une image concrĂšte : si le cĆur est plus lourd que la plume, câest quâil est chargĂ©, alourdi par des fautes, des mensonges, des dĂ©sĂ©quilibres. Si la balance penche en sa faveur, la crĂ©ature monstrueuse Ammit â hybride de crocodile, lionne et hippopotame â le dĂ©vore, annihilant lâĂąme fautive. Si au contraire le cĆur est plus lĂ©ger, le mort peut poursuivre sa route vers le « Bel Occident », rejoignant les champs dâoffrandes.
Dans cette scĂšne, Anubis ne dĂ©cide pas seul. Thot enregistre le verdict, Osiris prĂ©side parfois au fond de la salle, les quarante-deux juges entendent la confession nĂ©gative du dĂ©funt. Pourtant, câest Anubis qui manipule la balance. Il garantit le bon fonctionnement de lâinstrument de justice. Il ne dicte pas la loi, il en assure lâapplication matĂ©rielle. Le juge est collectif, mais le gardien de la balance est unique.
On voit ici se dessiner une distinction utile pour le prĂ©sent. Dans les systĂšmes modernes, ce que lâon appelle justice repose sur des procĂ©dures, des machines, des algorithmes censĂ©s Ă©valuer risques, solvabilitĂ©, conformitĂ©. Ces dispositifs jouent le rĂŽle de la balance. Ils ne sont pas thĂ©oriciens ; ils pĂšsent, comparent, classent. Anubis incarne cette dimension instrumentale du jugement, mais sanctifiĂ©e par un mythe. Il rappelle que lâoutil de mesure, sâil est corrompu, corrompt tout verdict.
Dans les versions plus tardives du mythe, Osiris prend officiellement la place de « dieu des morts » et prĂ©side la psychostasie. Anubis devient son assesseur, celui qui prĂ©pare la scĂšne, rĂšgle lâĂ©quilibre, surveille Ammit. Son pouvoir apparent diminue, mais sa fonction demeure cruciale. LâautoritĂ© peut changer de visage ; celui qui tient lâinstrument de mesure reste essentiel. Ce dĂ©placement illustre comment, Ă travers les siĂšcles, lâĂgypte a intĂ©grĂ© de nouveaux rĂ©cits sans abandonner lâancienne structure symbolique.
Pour comprendre ce que ce jugement dit de lâhumain, il suffit de se confronter Ă la confession nĂ©gative, oĂč le dĂ©funt rĂ©pĂšte : « Je nâai pas tuĂ©, je nâai pas volĂ©, je nâai pas menti, je nâai pas… ». MaĂąt nâest pas une morale abstraite. Câest lâexigence dâun Ă©quilibre maintenu dans la communautĂ©. Anubis, en jugeant le cĆur, ne demande pas si le mort a cru aux bons dieux, mais sâil a perturbĂ© lâordre Ă un degrĂ© insupportable.
La violence de la sanction â lâĂąme dĂ©vorĂ©e, purement et simplement effacĂ©e â contraste avec les reprĂ©sentations modernes dâun au-delĂ peuplĂ© de rĂ©compenses et punitions infinies. Ici, il nây a pas dâenfer Ă©ternel spectaculaire. Il y a un risque plus radical : ne plus rien ĂȘtre. Anubis nâest pas un bourreau. Il est le garant que cette menace est rĂ©elle, mais rĂ©gie par une balance intacte.
Dans cette perspective, Anubis peut ĂȘtre appelĂ© juge des Ăąmes, mais Ă condition de comprendre que son jugement nâest pas un caprice divin. Câest lâapplication dâun principe cosmique. Il ne crĂ©e pas la vĂ©ritĂ© ; il sâassure quâelle pĂšse ce quâelle doit peser.
Culte, lignage et hĂ©ritage moderne dâAnubis
Pour saisir la portĂ©e durable dâAnubis, il faut revenir Ă son culte et Ă sa parentĂ©. Les traditions ne sâaccordent pas sur ses origines. Fils adultĂ©rin dâOsiris et de Nephtys selon une version, issu de Nephtys et Seth selon une autre, parfois mĂȘme rattachĂ© Ă RĂȘ par des textes plus anciens. Cette instabilitĂ© gĂ©nĂ©alogique a un sens : elle le place aux croisements des forces nocturnes (Nephtys), destructrices (Seth) et solaires (RĂȘ). Le dieu de lâembaumement naĂźt de la collision entre lumiĂšre et tĂ©nĂšbres.
Sa compagne, Anput (ou Anupet), partage ses fonctions et son lien avec le XVIIe nome de Haute-Ăgypte, dont Cynopolis est le centre. Leur fille, QĂ©bĂ©hout (Kebechet), dĂ©esse de la purification, prolonge son action dans le domaine de lâeau fraĂźche, des libations, de la purification des organes. Cette petite triade funĂ©raire encadre le dĂ©funt : prĂ©paration du corps, protection de la tombe, purification constante.
Le culte dâAnubis ne se limite pas aux grandes capitales. Il essaime dans les nĂ©cropoles dâAbydos, de Saqqara, de Deir el-Bahari. Les chapelles qui lui sont dĂ©diĂ©es servent de lieux dâintercession, oĂč les vivants viennent demander une bonne conservation pour leurs morts et un jugement Ă©quitable. Loin de lâimage moderne dâun « dieu infernal » terrifiant, Anubis est perçu comme un alliĂ©, garant dâune justice non arbitraire.
La dĂ©couverte, en 1922, dâun sanctuaire dâAnubis dans la tombe de ToutĂąnkhamon a illustrĂ© ce rĂŽle. La statue du dieu en forme de grand canidĂ© noir, allongĂ© sur un Ă©dicule, orientĂ©e vers lâouest, reposait sur un traĂźneau probablement utilisĂ© lors de la procession funĂ©raire du jeune roi. LĂ encore, le symbole nâest pas une simple dĂ©coration : il guide physiquement le cortĂšge vers la direction du soleil couchant, câest-Ă -dire vers lâau-delĂ .
Avec lâarrivĂ©e des Grecs puis des Romains, Anubis ne disparaĂźt pas. Il se transforme. IdentifiĂ© Ă HermĂšs, dieu messager et psychopompe, il devient Hermanubis dans certaines mosaĂŻques et inscriptions. Cette figure composite conserve la tĂȘte de canidĂ©, mais porte parfois des attributs grĂ©co-romains. Dans les papyrus magiques dĂ©motiques, Anubis est mĂȘme invoquĂ© comme interlocuteur obligĂ© des divinitĂ©s infernales, convoquĂ© par des rituels qui vont jusquâĂ utiliser le sang dâun chien noir pour façonner son image.
LâhĂ©ritage moderne dâAnubis se manifeste de plusieurs maniĂšres. Dans la culture populaire, il est souvent rĂ©duit Ă un « dieu des morts » effrayant, prĂ©sentĂ© comme un dĂ©mon ou un seigneur infernal parmi dâautres. Cette simplification efface la complexitĂ© de son rĂŽle, mais rĂ©vĂšle aussi une persistance : la figure du canidĂ© noir liĂ© aux cimetiĂšres continue de fasciner. Dans les pratiques Ă©sotĂ©riques contemporaines, son nom est parfois rĂ©cupĂ©rĂ©, souvent sans comprĂ©hension rĂ©elle du systĂšme de MaĂąt et de la pesĂ©e du cĆur.
Pour ceux qui cherchent Ă dĂ©chiffrer les symboles plutĂŽt quâĂ les consommer, quelques points demeurent essentiels :
- Anubis nâest pas un bourreau : il est le gardien dâun processus de passage et de jugement, non un tortionnaire.
- Son lien au corps est central : lâembaumement nâest pas un dĂ©tail technique, mais la condition pour que le jugement ait lieu.
- Sa figure dĂ©passe lâĂgypte : la fusion Hermanubis et les rĂ©cupĂ©rations romaines montrent comment un symbole se recycle sans perdre son noyau de sens.
- Son culte donne de lâespoir : les Ăgyptiens y cherchaient la promesse que leur dĂ©pouille serait respectĂ©e et leur Ăąme pesĂ©e avec Ă©quitĂ©.
Dans un monde oĂč les morts disparaissent souvent derriĂšre les Ă©crans, les protocoles standardisĂ©s et lâĂ©conomie du funĂ©raire, Anubis rappelle une exigence que le temps ne dissout pas : aucune civilisation ne peut traiter la mort comme un simple dĂ©chet logistique sans y perdre sa propre idĂ©e de justice. Guide des morts, juge des Ăąmes, ou les deux Ă la fois, il demeure le nom dâune chose que les sociĂ©tĂ©s modernes tentent encore de contourner : la nĂ©cessitĂ© de rĂ©pondre de ce que lâon a Ă©tĂ©, jusque dans la maniĂšre dont on quitte le monde.
Anubis Ă©tait-il vraiment le dieu suprĂȘme des morts en Ăgypte ?
Dans les premiers temps, Anubis apparaĂźt comme lâune des principales divinitĂ©s du monde souterrain et des nĂ©cropoles. Cependant, Ă partir du Moyen Empire, le rĂŽle de dieu suprĂȘme des morts est progressivement transfĂ©rĂ© Ă Osiris. Anubis devient alors lâassistant et lâexpert technique du culte funĂ©raire : maĂźtre de lâembaumement, protecteur des tombes et gardien de la balance lors du jugement. Son importance ne diminue pas, mais sa position hiĂ©rarchique se rĂ©organise autour dâOsiris.
Pourquoi Anubis est-il représenté en canidé noir ?
La forme canine renvoie aux chacals et chiens sauvages qui rĂŽdaient autour des cimetiĂšres du dĂ©sert, capables de dĂ©terrer les cadavres. En faisant de ce prĂ©dateur le gardien des tombes, les Ăgyptiens ont transformĂ© une peur concrĂšte en force protectrice. Le noir Ă©voque Ă la fois la couleur des momies et celle du limon fertile du Nil, symbolisant la mort mais aussi la possibilitĂ© de renaissance. Anubis concentre ainsi dĂ©composition contrĂŽlĂ©e et rĂ©gĂ©nĂ©ration.
En quoi la pesĂ©e du cĆur par Anubis est-elle un jugement moral ?
Lors de la psychostasie, Anubis place le cĆur du dĂ©funt sur un plateau de la balance et la plume de MaĂąt sur lâautre. Le cĆur reprĂ©sente la conscience et la mĂ©moire des actes, tandis que MaĂąt incarne la vĂ©ritĂ© et lâĂ©quilibre cosmique. Si le cĆur est plus lourd, lâĂąme est dĂ©truite par Ammit ; sâil est plus lĂ©ger, le dĂ©funt accĂšde au Bel Occident. Ce jugement Ă©value donc la façon dont la personne a respectĂ© lâordre du monde, bien au-delĂ de simples fautes individuelles.
Quel lien existe-t-il entre Anubis et la momification ?
Selon le mythe, Anubis emballe le corps reconstituĂ© dâOsiris dans des bandelettes de lin, rĂ©alisant le premier embaumement. Il devient dĂšs lors le patron des embaumeurs, appelĂ© « Celui qui est sur le lieu de lâembaumement ». Les prĂȘtres qui pratiquaient la momification agissaient sous sa protection, parfois masquĂ©s Ă son image. Le succĂšs du rituel et la bonne conservation du corps Ă©taient placĂ©s sous sa responsabilitĂ© divine.
Pourquoi Anubis est-il parfois assimilĂ© Ă HermĂšs sous le nom dâHermanubis ?
Ă lâĂ©poque grĂ©co-romaine, les dieux des diffĂ©rentes traditions sont frĂ©quemment rapprochĂ©s par analogie de fonctions. HermĂšs, dans la mythologie grecque, est le messager des dieux et le guide des Ăąmes vers lâHadĂšs, rĂŽle que joue aussi Anubis en Ăgypte. Cette similitude a conduit Ă la crĂ©ation dâune figure composite, Hermanubis, combinant attributs Ă©gyptiens (tĂȘte de canidĂ©) et symboles grecs. Cela illustre la maniĂšre dont les religions antiques ont intĂ©grĂ© les dieux Ă©trangers sans effacer leurs fonctions essentielles.


